La journaliste et essayiste Melissa Gira Grant est l’une des premières personnes que nous avons interviewées pour notre infolettre. Elle nous a dit oui tout de suite. Même si tout ce que nous avions publié sur notre Substack à l’époque c’était, genre, un message de bienvenue et un court descriptif de notre projet.
Oh, et une mention de notre passion partagée pour le vernis à ongles et la vodka.
Mais Melissa a dit oui. Et elle n’a pas dit oui à un entretien de 30 secondes sur speakerphone coincée dans le trafic ou en train de promener son chien. Elle a dit oui à une entrevue de fond, sur un sujet qui reste pour toujours lié au début de Nouvelles Intimes: la parution de la chronique de Nicholas Kristof dans le New York Times.
Intitulée The Children of Pornhub, ce texte paru en décembre 2020, juste quand on lançait nos Nouvelles intimes, dénonçait quelque chose que beaucoup de performeurs de l’industrie signalaient pourtant depuis longtemps: le manque de vérification, le manque de modération, le piratage, la difficulté de retirer du matériel non-consentant de toutes les branches de la compagnie mammouth Mindgeek, basée à Montréal.
Le texte de Nicholas Kristof, qui mettait en lumière des problèmes bien réels, a soulevé un tollé, mené aux audiences Pornhub au Parlement canadien, mobilisé les députés.
Sauf que, comme il faut toujours lire les petits caractères sous un contrat, il fallait aussi lire entre les lignes les sources premières du chroniqueur: dans ce cas-ci, les groupes évangélistes américains. Notamment: Laila Mickelwait, la même militante abolitionniste qui a défendu avec vigueur au Parlement le projet de loi visant à limiter l’accès des jeunes à la pornographie de la sénatrice indépendante Julie Miville-Dechêne…
Bref, pour avoir une vue d’ensemble, il fallait lire les textes passés que Nicholas Kristof avait rédigés sur le sujet: celui où il se vantait d’avoir participé à des raids de maisons closes au Cambodge. Celui où il clamait avoir «racheté deux jeunes femmes - et leur liberté». («After I decided to buy the two teenage prostitutes, as recounted in my column on Saturday» et «As we bounced along rural Cambodian roads, the two teenage prostitutes I had just purchased» sont de vraies phrases).
Celui où il encensait les sweatshops.
Il fallait aussi revisionner son film où il portait aux nues Somaly Mam, une femme reconnue pour avoir fait de la fraude - en inventant des histoires d’enlèvements et de trafic humain qui faisaient pleurer les célébrités on-cam.
Parmi elles, Olivia Wilde, qui débarquait au Kenya à l’invitation du journaliste. «Je ne suis jamais venue au Kenya. C’est nouveau pour moi. L’expérience la plus proche que j’ai vécue, c’est d’aller en Haïti.» What.
Le chroniqueur répliquait: «Tu vas voir, il y a beaucoup de ressemblances entre Kibera et Cité Soleil. Tu te sentiras à la maison malheureusement.» What encore.
Melissa Gira Grant avait dénoncé à répétition ce type de reportages et d’écrits signés Nick Kristof, dont la chronique How Pimps Use the Web to Sell Girls, parue en 2012 (celle où il appelait une victime de trafic sexuel «Baby Face» en raison de son «visage angélique».)
Elle avait également fait du journaliste du New York Times l’un des «Sauveurs» (entre grands guillemets) de Playing the Whore.
Paru en 2014, ce court essai de 134 pages avait été qualifié de «game-changer» par l’éducatrice/bédéiste/réalisatrice pour adultes Tina Horn.
Au podcast de Tina, où elle était invitée pour parler de camming, Melissa Gira Grant avait raconté avoir écrit son livre à partir de «cartes-mémoires de chicanes qu’elle ne voulait plus avoir au sujet du travail du sexe».
Parmi les mythes qu’elle s’est employée à déconstruire: les événements sportifs (voir la panique récurrente autour du Grand Prix). Et les fameux sauveurs qui ne veulent sauver rien d’autre que leur égo, «jouant sur la soif de détails macabres, sur l’ordre social qui empêche les travailleuses du sexe de parler elles-mêmes de leur vécu».
Exemple? «Des Hollywood bros comme Ashton Kutcher et Sean Penn qui balancent des slogans du type Real men don’t buy girls.»
Dans son livre, elle consacrait aussi un chapitre à la «Police», au «Travail», à l’«Industrie», au «Débat».
Dix ans plus tard, ce «débat» (pour ou contre le travail du sexe?), continue malheureusement d’être, trop souvent, l’angle unique sous lequel la question du sex work est couverte. Inoculant ainsi une impossibilité d’avancer, d’améliorer, de changer.
«Il faut refuser de débattre», tranchait Melissa Gira Grant dans Playing the Whore. «Le travail du sexe en lui-même et, inséparablement de lui, les vies des travailleuses du sexe, ne sont pas matière à débat - ou du moins, ne devraient pas l’être.»
Quand ce livre-événement est sorti en 2014, plein de publications en avaient parlé.
Avec des résultats pour le moins inégaux.
Dans le Q&A publié par The Guardian, où elle était présentée comme une experte du travail, de la politique, de la technologie et de la sexualité, Melissa Gira Grant allait droit au but. À la question «Pourquoi avez-vous fait du travail du sexe?», elle répliquait: «Pour l’argent.» Plus loin, elle ajoutait: «Et pour avoir les moyens d’écrire. Écrire est sous-payé. Et précaire.»
The Atlantic avait titré: Thinking of Sex Work as Work et expliquait justement que «plutôt que de concentrer sur la partie ‘sexe’, Grant nous propose de nous concentrer sur la partie ‘travail’. Ainsi, les travailleuses du sexe ne sont ni des corruptrices dont il faut se purger ni des victimes qui ont besoin d’être sauvées, mais bien des travailleuses qui ont besoin de toutes les choses dont tous les travailleurs ont besoin: un accès aux soins de santé, un environnement de travail sécuritaire, une protection contre l’abus et l’exploitation.»
«Il est incroyablement difficile de faire respecter nos droits quand on travaille dans un environnement qui nous dit: “Well, ta job n’est pas vraiment une job, tu récoltes ce que tu sèmes. Et, pire encore, tu es probablement une criminelle», y expliquait MGG. «Il y a beaucoup de personnes qui ont vécu des expériences incroyablement négatives dans le sex work qui préféreraient ne pas faire de sex work - qui préféreraient faire n’importe quoi d’autre en fait. Mais elles ne se définissent pas comme victimes de l’industrie et ne veulent pas abolir l’industrie. Ce qu’elles veulent, c’est la possibilité de travailler en sécurité.»
Dans Libération, sous le très mauvais titre Pute Pride, on se désolait que MGG ne veuille parler que de son livre, et non de son expérience de travail du sexe, qu’elle effleure dans l’essai - pour dire qu’elle ne veut pas en parler.
La journaliste du Libé lui en avait parlé quand même, soulignant avoir eu «le malheur de lui demander si ce métier de prostituée lui a plu». Ce à quoi Melissa avait refusé de répondre et répliqué, amen, «Attendez-vous d'un journaliste de guerre qu'il ait été lui-même soldat?»
Son manque d’enthousiasme durant le photoshoot ayant suivi cet entretien avait aussi été perçu par le quotidien parisien comme de la douleur refoulée face au travail du sexe - et non une exaspération face aux questions indiscrètes.
«Notre photographe propose une pomme qu'elle pourrait prendre en main pour exprimer sa force de séduction. “D'accord. Je vais mettre mon pied dessus”», répond-elle sans hésiter, posant le fruit à terre pour l'écraser du bout d'une botte.»
C’est à cette expérience que MGG semble faire allusion au podcast de Tina Horn, où elle raconte avoir dû remettre une journaliste d’un «French newspaper» à sa place, tandis qu’elle lui tournait autour pendant le photoshoot, affirmant à MGG qu’elle était «so controlling» parce qu’elle refusait de poser de certaines manières ou avec certains accessoires. Je ne suis pas contrôlante, répliquait MGG. «J’ai des limites.»
«Le sex work m’a appris à exiger comment j’aimerais que mon image soit présentée, affichée, déployée, redéployée. À faire des choix détaillés, à les revendiquer, à les défendre, à les protéger et à les réaffirmer. Mon consentement ne disparaît pas à la minute où je me place devant une caméra.»
Lors de notre entretien avec elle, MGG se disait «cynique au sujet des industries, optimistes au sujet des gens». Une réflexion qui nous est restée en mémoire.
Pour marquer les dix ans de publication de ce livre-référence, nous avons tiré et traduit dix citations marquantes et importantes. (Nous aussi, nous sommes cyniques par rapport aux corporations. Nettement moins par rapport aux humains.)
«Tandis que j’écrivais ce livre, on m’a invitée à donner une conférence aux étudiants et aux membres de la faculté de droit de l’Université de Yale. À la fin, alors que je me trouvais dans le cadre de porte, prête à quitter, plusieurs élèves m’ont approchée pour me dire que ma présentation aurait été plus persuasive si j’avais commencé par annoncer ma “position sur la prostitution”. Mais, leur ai-je demandé, avez-vous réellement besoin de savoir si je m’oppose à la prostitution avant d’évaluer comment vous vous sentez face aux abus policiers et aux dénis de justice constants auxquels font face les personnes étiquetées comme étant “prostituées”?»
«Voici les choses responsables de rendre le travail du sexe attrayant pour les travailleuses du sexe potentielles, selon les activistes anti-prostitution : le film Pretty Woman, la série télévisée Secret Diary of a Call Girl ainsi que ce qu’ils surnomment “la culture proxénète” dans le hip-hop. Apparemment, le marché du travail, la privatisation des systèmes de l’éducation et de la santé et l’endettement ne sont pas dignes de mention.»
«Sentir que les autres s’attendent à ce que l’on démontre de l’affection pour notre occupation est un sentiment familier pour les travailleuses du sexe. Nous insistons et nous répétons que le travail du sexe est du travail. Mais il ne faut pas confondre cette affirmation avec un manque de perspective critique. Penser que le travail du sexe est un travail seulement si c’est un “bon” travail, si nous adorons le faire, et maintenir que les travailleuses du sexe méritent des droits seulement si elles ont du plaisir, si elles adorent leur métier, s’il les émancipe, produit exactement l’effet contraire.»
«Voici comment les travailleuses du sexe sont encore perçues: comme des objets de curiosité, peut-être, mais surtout comme des cibles légitimes de mesures répressives et d’oeuvres de charité - parfois, des deux en même temps.»
«On ne devrait pas s’attendre des travailleuses du sexe qu’elles défendent l’existence du travail du sexe afin de pouvoir le pratiquer libres de préjudices. La majorité des travailleurs changent de perspective face à leur emploi au cours de leur vie active, voire au cours d’une même journée - peu importe le métier qu’ils pratiquent. Les expériences des travailleuses du sexe ne devraient pas être rangées soit du côté de l’exploitation, soit du côté l’empouvoirement. Elles devraient pouvoir parler publiquement de ce qu’elles souhaitent changer dans leur traitement sans risquer de se faire répondre que leur seule solution, c’est de quitter l’industrie. Leurs doléances ne devraient pas être interprétées, comme elles le sont si souvent, comme des preuves de leur désir de cesser ce travail. Comme la journaliste (et ex-serveuse) Sarah Jaffe a déjà affirmé : “Personne n’a jamais essayé de me sauver de l’industrie de la restauration.”»
«Les politiques du travail du sexe sont présentées, de façon persistante, comme une problématique féminine, bien que les personnes qui font du travail du sexe ne sont pas toutes des femmes. Les hommes, quant à eux, sont perçus seulement comme des proxénètes ou des clients, des pimps ou des johns, bien que récemment, et de façon non moins douteuse, ils sont qualifiés d’‘acheteurs’ - peut-être parce que les personnes qui travaillent dans l’industrie n’aiment justement pas ce terme.»
«Selon les activistes anti-travail du sexe, la “demande” est poussée par le désir insatiable des hommes - un désir “d’acheter” auquel il faut s’attaquer - et non par la nécessité des travailleuses du sexe d’avoir accès à un logement, à des soins de santé, à une éducation, à une vie meilleure, à une vie plus riche, si l’on ose.»
«Tout commerce sexuel est technologique. Avant l’électricité, les premiers peep-shows opéraient à la lueur des bougies. Avant les téléphones, ou même les télégraphes, les travailleuses du sexe transportaient des cartes de visite. (...) La prostitution en elle-même est une technologie, un système de communication, autant, sinon plus, qu’elle est un système d’organisation de la sexualité. Elle envoie des signaux. Marchez pendant un moment dans un quartier du red-light dans votre tête et vous ne verrez pas de sexe - juste des lueurs rouges et vives.»
«C’est l’acte social auquel la prostituée est réduite: le moment où l’argent lui est donné. Ce n’est pas une coïncidence que c’est par ce geste que la loi se montre la plus concernée. Dans la plupart des cas, il n’est même pas nécessaire pour la police d’assister à un acte sexuel en cours pour procéder à une arrestation. (...) Dans plusieurs juridictions, il suffit qu’il y ait une “communication dans le but d’achat de services sexuels”, une “sollicitation”. La prostitution est, bien souvent, un crime de la parole.»
«Ce qu’il faut garder en tête si on fait une étude ou un article qui prétend “examiner les prostituées ou la prostitution”, c’est que la plupart des personnes qui sont décrites par ces termes ne les utilisent pas pour se décrire elles-mêmes. Ainsi, lorsque les chercheurs et les journalistes partent à la recherche de “prostituées”, ils cherchent seulement à être confortés dans leurs idées préconçues. Si des travailleuses du sexe défient ces stéréotypes, leur existence est traitée comme étant une exception futile, sans intérêt, plutôt qu’une réalité.»
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