Pornhub, après : La croisade d’Exodus Cry
Premier texte d’une série traitant de la chronique du New York Times qui a secoué Pornhub, et qui s’intéresse à ses dessous, à ses ramifications et à ses répercussions.
Par Natalia Wysocka
Debout devant une foule, Benjamin Nolot pérore. «Nous commençons à voir un fléau ravager la planète. Et il s’appelle l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants!»
La voix tremblotante, il lève un pyjama d’enfant souillé. «Mes bien-aimés! Ce sont les pantalons d’une jeune fille sauvée d’un bordel, encore entachés par le sang de son abus!»
Devant lui, certains baissent la tête, d’autres se balancent sur eux-mêmes, plusieurs pleurent.
La scène date de 2010, à Sacramento, lors d’un rassemblement de douze heures de jeûne et de prière. Le nom de Nolot, l’homme au micro, ne vous dit peut-être rien. Pourtant, l’organisation qu’il dirige n’a jamais occupé autant de place dans les médias. Discrètement parfois. Ouvertement souvent. Sur les ondes de chaînes américaines pro-Trump comme One America ou Fox News.
Depuis la parution de l’article de Nicholas Kristof dans le New York Times, Exodus Cry a le vent dans les voiles.
Dans ledit papier, intitulé The Children of Pornhub, Nicholas Kristof se garde bien de trop mettre cette organisation de l’avant.
En décrivant Pornhub comme une plateforme infestée de matériels d'abus sexuels d'enfants et de contenu violent, misogyne, raciste, le journaliste ne mentionne qu’au passage la campagne planétaire d’Exodus Cry, nommée Traffickinghub.
Entendons-nous: le problème ne vient absolument pas du fait qu’il critique vertement le modèle d’affaires hautement discutable du site et exige le retrait de matériels d’abus sexuels, de vidéos non-consentantes, piratées ou volées. C’est d’ailleurs ce que les victimes et les travailleuses du sexe demandent depuis des années.
Le problème, c’est l’idéologie d’Exodus Cry et le but ultime que ses leaders visent avec Traffickinghub. À savoir : la fermeture définitive de Pornhub. Portée par un slogan : “Shut. It. Down.”
«Je ne crois pas que le véritable objectif des groupes de la droite religieuse chrétienne comme Exodus Cry et The International House of Prayer, dont l’organisme est issu, soit d’améliorer la vie des femmes et des filles. Leur véritable objectif, c’est d’accroître leur propre influence», remarque Melissa Gira Grant.
Journaliste, essayiste, autrice de l’ouvrage de référence Playing the Whore: The Work of Sex Work, Melissa Gira Grant a publié il y a quelque temps, dans The New Republic, un article au titre évocateur: Nick Kristof and the Holy War on Pornhub. Elle y parle des «nouveaux amis» du journaliste. Ceux qui ont moussé la marque Exodus Cry.
Depuis la parution de son papier, beaucoup de lecteurs lui ont demandé: Et alors? Qu’importe si ces gens qui ont inspiré la levée des boucliers ont des idées ultraconservatrices? «Plusieurs personnes m’ont dit: ce que Pornhub fait est mal, donc le point de vue des groupes de droite religieuse qui veulent sa fermeture n’est pas important. Mais il est extrêmement important!»
Important pour savoir qui l’on soutient exactement quand on salue la campagne Traffickinghub, poussée par la militante Laila Mickelwait. Quand des journalistes et des politiciens poussent, eux, à signer la pétition qui l’accompagne.
«Comme Exodus Cry ne peuvent s’afficher ouvertement contre l’avortement, contre le mariage entre conjoints de même sexe ou contre les droits LGBTQ, ils s’affichent contre la pornographie, remarque Melissa Gira Grant. Comme ça ils peuvent dire: “Regardez! Même les progressistes nous soutiennent! Même les médias de masse ne nous traitent pas comme des extrémistes!” Mais ces gens ne mènent pas la même bataille. Leur but n’est pas de faire passer une loi, d’obtenir un rendez-vous avec Justin Trudeau, d’améliorer l’industrie pornographique, ni même de changer la façon dont nous parlons de sexualité. Leur but, c’est le pouvoir.»
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Sur Twitter, à l’adresse des dizaines de gens qui demandent comment contribuer pour aider la jeune femme au coeur de son article à remettre sa vie sur les rails, Nicholas Kristof renvoie à un compte GoFundMe, dédié dans un phrasé flou à «Serena et les enfants victimes de Pornhub». «Des lecteurs ont mis en place une collecte de fonds», écrit-il.
Des lecteurs? De simples lecteurs?
Sous la même photo que celle parue dans le New York Times, le texte indique que la cagnotte solidaire est organisée par Laila Mickelwait, qui occupe le poste de «directrice de l’abolition» au sein d’Exodus Cry. Le nom d’une autre fondation, la Elevate Academy, est également mentionné.
Une version précédente de la campagne GoFundMe, modifiée depuis, soulignait que le cas de Serena, dont le portrait est utilisé pour ramasser des dons, est «co-géré par Exodus Cry et la Elevate Academy». Notez que ni l’une ni l’autre de ces instances ne sont des avocats. Une victime «co-gérée»?
L’information est de la plus haute importance. Puisque sous le couvert d’aider des victimes, ces gens poussent une idéologie, estime Melissa Gira Grant.
«La croyance de Benjamin Nolot, c’est que la pornographie est un signe de la fin des temps. Il joue sur les peurs et sur les colères légitimes du public pour faire la promotion de son mouvement politique. Pour asseoir son autorité.»
C’est cet homme qui, en 2013, dans une série de tweets sauvegardés par CTV, comparait l’avortement à un «holocauste des temps modernes». Cet homme qui raconte qu’en Moldavie, 10% de la population a été trafiquée (sic). Et qui, dans des scènes qui évoquent le blockbuster Taken, avec Liam Neeson, présente l’ensemble des Européens de l’Est comme des kidnappeurs tortionnaires tatoués.
Car Benjamin Nolot est aussi réalisateur et producteur. De «documentaires». Dans le plus célébré, intitulé Nefarious: Merchant of Soul, il filme des Cambodgiens flânant à l’extérieur. «Savez-vous pourquoi ils peuvent se permettre de paresser toute la journée? Parce qu’ils trafiquent leurs filles», lance-t-il.
Dans une autre scène, il accoste un homme, le traitant de pédophile. Les preuves? Pas besoin. Il filme des enfants dans la rue, avec une femme plus âgée, et clame que ces enfants ont été vendus. Un monsieur qui semble attendre quelqu’un ? Il dit que c’est un proxénète, impatient de mettre la main sur sa victime.
Dans une scène subséquente, une «spécialiste» lui lance parmi nombre d’énormités qu’au Cambodge, «de 80% à 90% des familles vendent leurs filles. Parfois pour s’acheter des objets électroniques». La raison? «La culture de la complicité et de la vente qui ont cours au pays.»
Le racisme abject et la manipulation d’images ne semblent pas choquer ses fidèles. Et n’ont pas semblé choquer Nicholas Kristof, qui a vanté la campagne Traffickinghub, menée par ce même organisme.
Save the children. Sauvez les enfants.
Qui peut aller à l’encontre de l’idée de sauver les enfants?
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Depuis la parution de l’article du New York Times, Pornhub a revu ses politiques de sécurité. Beaucoup trop peu, beaucoup trop tard. Visa et MasterCard, puis Discover, ont annoncé qu’il serait désormais impossible d’acheter un abonnement Premium en utilisant leurs services.
En réponse, le site détenu par le géant Mindgeek a enlevé plus de 10 millions de vidéos publiées par des usagers non-vérifiés. «Une mesure que des plateformes comme Facebook, Instagram, TikTok, YouTube, Snapchat et Twitter n’ont toujours pas prises.»
Pour Melissa Gira Grant, la situation est «a mess». Un grand désordre. Et surtout, une occasion manquée.
Occasion manquée d’écouter les voix des victimes qui se battaient pour que les matériels d'abus sexuels d'enfants soient retirés de la plateforme. Occasion manquée d’écouter les voix des travailleuses et travailleurs du sexe qui demandaient que Pornhub cesse de présenter des vidéos piratées. Occasion manquée d’écouter les voix de tous ceux qui demandaient à ce que le contenu non-consentant soit banni. Toutes ces voix que Pornhub a toujours refusé d’écouter.
Et qu’il n’écoute pas davantage depuis la parution de l’article.
Car c’est là que réside toute la complexité de la chose. La grande majorité des performeurs qui sont sur Pornhub n’aiment pas Pornhub. Ils sont rares, ceux qui n’ont pas de critiques à formuler à l’endroit de Mindgeek, le titan basé à Montréal qui possède aussi plusieurs plateformes de pornographie en continu et quelques studios de production, dont Brazzers et Twisty’s. Ce même titan qui a bouleversé et décimé l’industrie du X dans la San Fernando Valley.
Mais ils auraient aimé être consultés.
Surtout que ces acteurs ont l’impression d’avoir déjà joué dans le même film.
En 2015, une campagne semblable a mené les grandes compagnies de cartes de crédit à cesser de faire affaire avec le site d’annonces classées Backpage. Un site utilisé autrefois par les travailleuses du sexe pour afficher leurs offres de services. Du moins jusqu’en 2018, lorsque la loi SESTA-FOSTA, censée contrer le trafic sexuel en ligne, aura mis fin à la plateforme, faisant ainsi voir toutes ses défaillances.
Au micro de la balado Peepshow, à laquelle Melissa Gira Grant était récemment invitée, les coanimateurs et créateurs de contenu pour adultes Jessie et PJ Sage l’ont parfaitement résumé. «On a toujours évité de mettre nos vidéos sur Pornhub. Parce qu’on déteste Pornhub. Mais on se retrouve, en un certain sens, à défendre Pornhub.» Ou du moins, à défendre la nécessité pour les performeurs qui le désirent de continuer à pouvoir utiliser la plateforme et à être payés.
Pour les modèles vérifiés, le retrait de Mastercard et de Visa est une catastrophe, ajoute Melissa Gira Grant. «Nous sommes en pleine pandémie, les gens se démènent comme ils peuvent et les travailleurs en paient le prix.»
Nicholas Kristof lui-même l’a souligné lors d’un entretien au podcast Axios Re:Cap. «L’idée que les compagnies de cartes de crédit ont coupé tous leurs liens avec Mindgeek est fausse. On ne peut plus acheter un abonnement Premium sur Pornhub avec une carte de crédit. Mais on peut toujours acheter de la pub.»
Comprendre: les performeurs vérifiés ne sont plus payés. Pornhub continue de faire de l’argent.
Ironiquement peut-être, cet épisode d’Axios Re:Cap était rythmé par des publicités pour… les méthodes accrues de sécurité que Facebook a mises en place. “At Facebook, they’re taking action to keep their community safe! They’ve invested billions to keep their platform safe!”
Car dans l’article du New York Times, le journaliste souligne qu’en l’espace de trois mois cette année, Facebook a retiré 12,4 millions d’images liées à l’exploitation d’enfants. Que l’an dernier, Twitter a fermé 264 000 comptes en six mois pour la même raison. «Par contraste, écrit Kristof, Pornhub note que la Internet Watch Foundation, un organisme sans but lucratif basé à Londres, a rapporté seulement 118 images d'enfants exploités sexuellement sur plus de trois ans.»
Comment ces chiffres se peuvent-ils? Probablement parce que les usagers de Pornhub sont tellement insensibilisés aux images d’abus qu’ils ne les signalent pas, avance Nicholas Kristof. Et si la réponse était plus simple et nettement plus confrontante? À savoir: parce qu’il y en a une centaine sur Pornhub. Et douze millions et demi sur Facebook?
«Je ne vais pas dire que Pornhub est vierge de tout soupçon. La plateforme a de grosses, grosses failles. Mais je ne crois pas à l’argument de Kristof voulant que ses usagers soient insensibilisés, nous confie la sexologue Pascale Robitaille. C’est probablement juste plus surveillé et modéré que Facebook et Instagram.»
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Si l’article du New York Times soulève d’autres questions, c’est celle de la surmédiatisation d’une victime d’exploitation sexuelle. Car rendre compte d’un tel témoignage demande délicatesse et attention. Surtout si on utilise une photo pour l’identifier.
«De la même façon que les journalistes ont développé une sensibilité lorsqu’ils écrivent sur les tueurs en série ou sur le suicide, ils devraient en avoir une quand ils traitent d’agressions sexuelles, analyse Pascale Robitaille. Car si le pouvoir des médias peut être mis au bénéfice des victimes, il peut aussi attirer ce qu’il y a de pire en matière de rapaces et de trolls dans la population.»
Des tels trolls ont déjà commencé à commenter le cas. «J’ai peur que cette jeune fille subisse de l’intimidation, confie la sexologue. Qu’elle craque sous la pression. Je ne sais pas comment quelqu’un pourrait tenir, sérieusement, avec ce raz-de-marée, avec la popularité du New York Times et de Nicholas Kristof. J’ai sincèrement peur. C’est un jeu dangereux qu’il est allé jouer en se donnant le chapeau de sauveur des enfants.»
Il faut savoir que Nicholas Kristof, salué par deux prix Pulitzer, est connu pour son écriture sensationnaliste. Ou, comme le journaliste de XBiz Gustavo Turner l’a qualifiée, «de la pornographie émotionnelle». Pascale Robitaille aussi le remarque : «Dans des petites tournures de phrases, dans des façons d’orienter la vision du lecteur.»
Dans un passage qui peut sembler innocent, le chroniqueur cite la jeune femme dont les vidéos se sont retrouvées sans son consentement sur Pornhub. Elle les avait envoyées, à 14 ans, à son copain qui insistait pour qu’elle le fasse. Il écrit: «“I was stupid”, she acknowledged.»
«J’étais stupide, a-t-elle concédé.»
Pourtant, elle s’est fait manipuler. Et le journaliste aurait dû le noter, plutôt qu’utiliser une formule qui semble destinée à apaiser les sensibilités de ceux qui diraient qu’elle l’a bien cherché. «Ne vous en faites pas, elle savait que c’était stupide.»
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Travaillant fréquemment avec des victimes d’agressions sexuelles, Pascale Robitaille insiste qu’aborder leur vécu demande une éthique journalistique accrue.
Celle de Nicholas Kristof, elle, a plus d’une fois été remise en doute. Et pas par n’importe qui.
Dans The Atlantic, l’écrivain Teju Cole lui a par le passé accordé le titre de membre honoraire de l’industrie des Sauveurs Blancs.
En 2014, au Atlantic toujours, Pat Joseph a talonné Nicholas Kristof au sujet de ses nombreux reportages encensant Somaly Mam. Une figure phare de la lutte contre le trafic sexuel d’enfants au Cambodge, qui s’est avéré avoir menti sur sa vie, poussé des jeunes de sa fondation à simuler qu’elles avaient été forcées à se prostituer, et prétendu que sa fille avait, elle aussi, été kidnappée par des trafiquants.
Le Columbia Journalism Review a tapé sur les doigts du journaliste pour ces mêmes reportages.
L’ex-ombudsman du New York Times Margaret Sullivan a, elle aussi, exigé des explications à ce sujet. «Je pense qu’elle n’en a jamais reçues», remarque Melissa Gira Grant.
Cette dernière a également dénoncé ses pratiques dans son livre, Playing the Whore. C’était en 2014, déjà.
L’essayiste rappelait la fois où Nicholas Kristof avait live-tweeté une descente policière dans une maison close au Cambodge. En compagnie de Somaly Mam, justement.
Pourtant, depuis le scandale exposant les mensonges de Mme Mam, Kristof avait pris une autre tangente. «Ces dernières années, ses chroniques étaient plutôt dans la veine anti-Trump. Il a fait de bons reportages sur la pandémie. Je pensais sincèrement qu’il était passé à autre chose», avoue Melissa Gira Grant.
Ce qu’elle reproche au chroniqueur c’est de ne pas poser de grandes questions, comme: «Attendez un instant. Pourquoi un site comme Pornhub peut-il même exister? Pourquoi ses dirigeants ont-ils pu opérer ainsi sans se faire embêter pendant une décennie? Et la réponse c’est parce que leurs détracteurs n’étaient pas pris au sérieux.» Parce qu’ils faisaient partie de l’industrie.
«S’il y a une chose que j’aimerais que les gens comprennent, ajoute-t-elle, c’est qu’il ne s’agit pas simplement d’une question de divergence d’opinion sur la pornographie, sur la religion, ou même sur le travail du sexe. L’enjeu, c’est de savoir comment on veut que le changement s’opère en ce monde. L’enjeu, c’est le pouvoir. Et Nicholas Kristof n’aurait jamais eu d’histoire à écrire si, il y a des années de cela, Pornhub avait pris les préoccupations des travailleuses du sexe au sérieux.»
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