Texte par: Mélodie Nelson
C’était peut-être parce que Belle voulait être trop de personnes en même temps – pourquoi est-ce que ça ne nous a jamais été donné, la permission d’être toutes les personnes que nous avions en nous, nous avons changé de prénom, gravé celui d’autres personnes dans notre peau, à l’école secondaire, dans la salle de bain des partys auxquels je n’étais pas invitée, nous avons menti, inventé, nous avons porté des robes transparentes, puis les vestons de nos pères, acheté la lingerie de femmes peut-être mortes dans des friperies, et pourtant nous n’avons jamais eu le droit de légitimer notre multitude autrement que par la folie.
Je n’avais pas encore visionné la dernière saison d’une de mes séries préférées, Secret Diary of a Call Girl. Je pensais qu’il n’y avait que trois saisons, que Belle baisait avec son éditeur, comme moi, et qu’après c’était terminé.
Après avoir baisé avec mon éditeur, j’avais cessé d’écrire et j’étais devenue mère et je lisais ses messages, dans lesquels il me parlait d’une arme qu’il aurait peut-être chez lui, ou dans lesquels il disait qu’il savait avec qui j’habitais maintenant, et quand est-ce que je lui dirais, enfin, et je ne lui dirais jamais, pourquoi je ne pouvais pas être toutes les personnes que je voulais et pourquoi je devais rendre des comptes à quiconque, j’avais baisé avec des hommes en regardant l’heure, pour avoir des histoires qui s’entamaient et se terminaient précisément quand et comme je le voulais.
Belle avait une autre saison, à se transformer selon les fantasmes et les envies et l’ambition d’être la meilleure. J’aurais voulu être la meilleure. Je crois encore que j’aurais pu être la meilleure escorte. J’ai de longues jambes, je les ouvre bien, je souris, je ne comprends rien au deuxième degré, j’ose dire que je ne connais pas tel film ou tel livre ou telle langue ou telle tradition, je ne sais pas comment toucher les autres, je ne masse pas bien, je ne sais pas quand un corps commence, je ne sais pas non plus m’occuper de mes pieds et courir tous les jours
je sais faire des grilled cheese et écrire à mes amies que je les aime.
Belle était dans un taxi, en direction des boutiques, et elle expliquait aimer magasiner parce que all women want to feel like a movie star, comme l’idée que nous avons d’une actrice au cinéma, les bras avec des sacs de marques, les grosses lunettes, les talons qui font le même bruit que le flash des paparazzis. Être seule, mais tout avoir.
Peut-être que les autres femmes veulent aussi se sentir comme des call girls, comme ce qu’elles imaginent des escortes, avec la dentelle, les bas résille, les repas au lit, dans les draps des hôtels luxueux, après avoir crié trop fort avec un client qui sentait la rhubarbe et un parfum Tom Ford. Nous ne crions pas toutes. Nous avons parfois du poil sur les jambes sur le pubis sous les aisselles depuis des années, notre peau n’est pas lisse, elle est douce comme le satin d’une taie d’oreiller contre les ridules ou comme une fourrure de peluche.
Regarder Belle me ramène sans cesse à moi – Billie Piper qui la joue était une chanteuse dont je chantais très fort les succès populaires dans l’entrée du Collège de L’assomption, Belle apporte une tendresse et un humour à ce qui nous fait sombrer, elle était une escorte qui buvait du champagne, mais qui n’avait rien qui la distanciait des autres femmes, elle était blonde, maladroite parfois, elle ne trouvait rien de facile à son travail, mais elle l’aimait, et elle aimait les secrets des autres, pourquoi voudrions-nous trouver d’autres passions que celle que nous avons trouvées, enfin, après avoir sucé des barres Mirage dans des autobus scolaires et admiré des pochettes de vidéocassettes pour adultes dans des sexshops, sur la rue Sainte-Catherine, après être allées manger une part de gâteau devant la Place des Arts. Mon gâteau préféré s’appelait Suicide au chocolat, mais ce nom n’existe plus et je n’ai plus vingt ans. Pourquoi aurais-je dû vouloir préférer la course, le violon, l’astronomie, les recettes de crêpes au sarrasin, pourquoi performer ailleurs qu’au lit, dans les bras des hommes, pourquoi est-ce que pendant des années je n’ai pas pu être fière de moi, ma peau brillante de fluides et de souvenirs.
Belle était triste parfois et l’autre jour, je me suis acheté une robe rose avec une boucle entre mes seins.
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