Quelque chose est arrivé
«Avec le dégoût vient le manque de curiosité. Je préfère être curieux.»
Texte par: Natalia Wysocka
Il y a quelques semaines, Mélodie m’a montré une demande d’entrevue qu’elle avait reçue.
Le courriel portait l’intitulé «Sujet: Meurtre-Suicide.»
Un grand média, respecté et se targuant partout de l’être, lui demandait, en la tutoyant, de commenter une tragédie immonde en ondes.
Le courriel était rempli de points d’exclamation et rédigé sur un ton détaché.
Comme si on lui demandait de discuter de la météo de la veille.
De la neige de ce matin.
Dans la réponse qui suivait celle de Mélodie, l’intitulé se lisait toujours:
«Re: Re: Sujet: Meurtre-Suicide.»
J’aime le journalisme pour une multitude de raisons.
J’aime nettement moins le journalisme pour plein d’autres.
«Re: Re: Sujet: Meurtre-Suicide» en fait partie.
Quand je pense au journalisme que j’aime, je pense toujours à Jon Ronson.
La première fois que je lui en ai parlé, Mélodie l’a instantanément renommé Mark Flannigan. «C’est un nom bien plus excitant pour un tel homme.»
Il y a cinq ans, Jon-Mark faisait paraître The Butterfly Effect. Un podcast incroyable que j’ai écouté un nombre incalculable de fois depuis. Je m’y suis replongée dernièrement, fatiguée de lire des articles tapissés du mot «prostituée» et découragée des demandes d’entrevues que reçoit ma collègue et amie («Allô! J’aurais besoin de toi pour un reportage louche! Réponds-moi asap!»)
Il y a tout dans The Butterfly Effect: la rigueur, la nuance, la sensibilité, la recherche, le respect, la précision, le désir de comprendre.
Je pense qu’on gagnerait tous à faire preuve de ces qualités - et à l’écouter.
Natalia x
L’histoire commence dans le lobby d’un hôtel, en janvier 2013. Un journaliste attend une actrice pour une entrevue. Du coin de l’œil, il remarque le regard du réceptionniste qui scrute la robe bleue électrique de l’actrice en question. «Avec un air de dédain absolu. Comme s’il se disait: “Mais qu’est-ce que cette travailleuse du sexe fabrique dans notre institution immaculée?”»
Ce dédain, cette hypocrisie, c’était l’étincelle de son enquête. Car ce dédain, cette hypocrisie, le journaliste, Jon Ronson, l’a perçu chez bien d’autres. «Certaines personnes sont à l’aise lorsque les gens qui font de la pornographie sont dans leurs ordis - mais pas dans leur entourage.»
C’est la phrase qui résonne le plus dans The Butterfly Effect. À égalité, peut-être, avec cette observation: «Avec le dégoût vient le manque de curiosité. Je préfère être curieux.»
Curieux des vies de ceux qui font de la pornographie, de leurs préoccupations, de leurs inquiétudes.
Le battement d’ailes du titre, c’est la création de Pornhub. Ce qu’il a entraîné, ce sont des répercussions, innombrables. Des conséquences, difficilement saisissables.
Saisies ici de la voix de Jon Ronson dans laquelle se lisent l’empathie et la délicatesse et l’humanité. (On a failli écrire «une voix comme du miel», mais ça sonnerait vraiment, vraiment trop quétaine.)
À ce sujet, le reporter a déjà blagué: «J’ai vu qu’il y a un débat sur la façon dont je dis le mot “porn” dans The Butterfly Effect. Juste pour mettre ça au clair: je le dis de manière magnétique. Mesmerizingly.»
Mais bien qu’il en parle de manière magnétique, mesmerizingly, il ne tombe jamais dans le gluant, dans le voyeur, dans le poisseux. Il l’explique d’ailleurs: «Mes deux podcasts sur la pornographie ne parlent pas de sexe.»
Jon a compris.
Parler de pornographie, c’est parler de désir, d’extase, de tristesse, de solitude, de connexion, de bonheur, de malaises.
C’est parler d’un homme qui n’a jamais mangé de pâtes.
Du déclin de la philatélie.
Du souvenir indélébile d’un premier amour.
Comme l’essayiste et journaliste Melissa Gira Grant l’a déjà dit: «Qu’est-ce que cela signifie, écrire sur le travail du sexe? Ce sur quoi j’écris, c’est la police, les procureurs, le système de justice, l’immigration. Ce n’est pas ce à quoi les gens pensent, habituellement, quand ils pensent à quelqu’un qui “écrit sur le travail du sexe”.»
Ainsi, quand les médias s’entêtent à réduire le travail du sexe à un débat «pour ou contre» et à diviser paresseusement les gens en deux clans, «les pro et les abolos», ils passent à côté de tellement de choses. Des subtilités, des complexités. Du vécu. Du contexte.
Jon Ronson cite à ce sujet l’animateur de podcast et pornstar Conner Habib, qui a le chic des formules bien tournées.
Alors que Ronson commençait ses recherches sur l’industrie dans la San Fernando Valley, Conner lui a dit: «Dans la Vallée, vous pourrez trouver n’importe quelle histoire que vous voudrez raconter. Il y a des histoires joyeuses sur l’industrie. Il y a des histoires lugubres sur l’industrie. Elles sont toutes là, ces histoires. Les seules limites seront vos préjugés.»
En commençant sa «quête», Ronson qui a, par le passé, interviewé notamment le polémiste complotiste Alex Jones («avant qu’il devienne Alex Jones») se rend compte que plein de monde dans l’industrie déteste une chose. Ou plutôt, un homme: Fabian.
Fabian qui a détruit leur univers. Fabian qui a volé leur gagne-pain. Fabian qui a fait tellement d’argent qu’il s’est acheté un aquarium assez grand pour devoir être nettoyé par un plongeur sous-marin. Fabian, «suzerain technologique sans visage», qui a obtenu un prêt astronomique pour acheter ce qui deviendra plus tard Mindgeek (lorsqu’il se fera pincer pour évasion fiscale et qu’il revendra la compagnie) et pour ultimement populariser Pornhub.
D’ailleurs, la question de la discrimination financière est abordée ici d’une narration songée, des années avant que les menaces d’OnlyFans d’interdire la porn sur la plateforme poussent des journalistes à se réveiller.
«Fabian Thylmann a pu obtenir son prêt sans problème. Alors qu’une pornstar qui tente d’ouvrir un compte de banque risque fort de se faire dire non. Par un gérant qui retournera ensuite chez lui, pour regarder des sites de pornographie.» Encore une fois, la désespérante conclusion: «C’est correct - tant que les femmes restent dans l’ordi.»
Il est toujours fascinant d’entendre des critiques trancher que toute forme de pornographie impose forcément des standards de physique, de désir, et de performance uniques. Quel genre de pornographie ces gens regardent-ils? Ont-ils déjà regardé de la pornographie, en fait?
Car il y a des films sur mesure. Des films qui ne comportent même pas de nudité. Des vidéos avec des gâteaux et des confettis et des ballons et des petits chapeaux de fête. Racontés ici: des gens qui aiment s’enduire de ketchup et d’autres condiments. Un homme qui commande une vidéo personnalisée, avec un gremlin qui empêche Wonder Woman de quitter sa maison. À la main, elle tient une valise. Semblable à celle sur laquelle l’homme s’est assis avec son frère, lorsqu’ils avaient cinq ans, pour empêcher leur mère de les quitter. Ils n’avaient pas réussi.
Loin des podcasts qui s’appuient sur un seul témoignage, une seule perspective, une seule vision, une opinion tranchée, ces épisodes nous entraînent dans A Nondescript Building in Montreal. Et puis, Something Happened. Quelque chose est arrivé.
Ce qui arrive: de grandes autoroutes, des rencontres dans un stationnement du Starbucks, des programmeurs plongés dans un monde de données qui n’en ont rien à faire des acteurs dont ils piratent les films. Le tout entrecoupé de questions parfois naïves: «What’s ATM?» (sans qu’il soit question de guichet).
De l’importance de l’empathie, Jon Ronson a déjà dit: «J’essaie d’en faire preuve, car je suis convaincu que la pire manière de voir le monde est en noir et blanc. De croire que les gens sont soit des héros formidables, soit de vilains dégoûtants. Les zones de gris sont nombreuses.» Ce qui n’est pas sans dire que tout est dénué de critique. «Les journalistes ne sont pas automatiquement d’accord avec les choses qu’ils rapportent», rappelait-il récemment.
«Et les enfants?» Le podcast n’évacue pas la question récurrente. On y retrouve l’histoire d’une mère dont la fille de 13 ans vient de découvrir qu’elle fait des films pour adultes. Autrefois, cette femme travaillait pour les banques. «Quand le marché a planté, j’ai dû me réinventer.»
Écho instantané avec la pandémie: combien de gens se sont tournés vers OnlyFans? Vers le camming? Vers le travail dans une multitude d’autres domaines?
Comme cet acteur porno qui décide de devenir infirmier. Jusqu’à ce que ses supérieurs découvrent qu’il a joué dans des films X. La porte. «Je me suis laissé prendre moi aussi. J’ai pensé qu’on était cool. Que les gens nous aimaient. Non. Les gens de l’industrie nous aiment. Le monde extérieur ne. Nous. Aime. Pas.»
Le journaliste fait écho à son sentiment:
«Déjà, tout le monde s’en fout quand c’est de la musique qui est piratée. Quand ce sont des films pour adultes, tout le monde s’en quadruple contrefout.»
Lors d’un atelier d’écriture qu’il donnait en août 2020, Jon Ronson racontait: «L’écriture est un marathon très solitaire. Parfois, il faut traverser six mois d’enfer uniquement pour pondre une seule bonne phrase.»
Il lui aura fallu des mois et des mois de travail pour capter la dictature des catégories. Comme ce film «avec des cheerleaders qui sont aussi des belles-filles qui participent aussi à une orgie». Les excentricités de la sexualité humaine. L’ironie de certaines situations - tels ces acteurs en train de regarder de la porno sur leur cell pendant une scène, pour s’exciter. Les conséquences de la haine. Le poids de la honte.
L’hypocrisie ressort dans les cadres les plus travaillés. Frappant d’autant plus par sa violence. Notamment dans cette école américaine proprette où tout le monde est gentil, et poli, et prie, et sourit. Une jeune femme confie que son secret le plus honteux, c’est d’avoir autrefois regardé, souvent, de la porno en ligne. «Même si je ne suis pas d’accord avec ces valeurs», s’empresse-t-elle de préciser.
«Est-ce qu’il t’est arrivé de penser aux gens dans les scènes? lui demande Ronson. Les acteurs, est-ce que tu as déjà pensé à eux? À leurs vies?»
«Je crois que je m’en fichais d’eux. La seule personne à laquelle je pensais quand je les regardais, c’était moi. Je n’ai jamais appris leurs noms. Hahaha. C’est comme lorsque vous tuez un cerf. Vous ne lui donnez pas de nom. Parce qu’ensuite, vous ne pourrez pas le dévorer.»
Le nouveau podcast de Jon Ronson, Things Fell Apart,
sera disponible sur les plateformes le 25 janvier.
The Butterfly Effect et sa suite, The Last Days of August,
se trouvent toujours sur plusieurs d’entre elles.
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