Charlotte, de soins en soins
«J’ai déjà eu un client avec une stomie. J’avais vu ça dans mon cours de soins infirmiers, mais jamais de mes propres yeux.»
Par Natalia Wysocka
On pourrait résumer 2020 par «année de la pandémie». Charlotte, elle, la décrit comme son «année sexuelle la plus slow ever». «J’ai réalisé que j’ai changé plus de culottes d’incontinence que j’ai fait jouir de clients.»
Escorte indépendante, Charlotte suit une formation pour devenir infirmière. Et elle a rencontré plusieurs femmes dans sa situation: évoluant à la fois dans le domaine de la santé et le travail du sexe.
Parfois, ses clients le devinent. «Tu étudies en soins, en psycho ou en sexo?» D’autres le savent… «parce que j’ai une grande gueule! Je ne suis pas capable d’inventer des trucs. Mais dorénavant, je serai plus vague. Plus j’avance dans mes études, plus ce serait risqué que mes collègues l’apprennent. Que mon employeur me vire. Que je sois jugée et que l’ambiance de travail ne soit plus le fun.»
Le risque est réel. En novembre dernier, dans la série documentaire british Adults Only, présentée sur Chanel 5, l’une des intervenantes, Sophie Broomfield, racontait avoir été renvoyée sur le champ de la résidence pour aînés où elle travaillait depuis plus de quatre ans. Son patron avait découvert qu’elle vendait des photos d’elle nue en ligne.
Le 12 décembre, le New York Post titrait en gros avoir «démasqué» une paramédic new-yorkaise qui avait aussi un compte OnlyFans. Le tabloïd avait «pris soin» d’inclure son nom complet, son lieu de travail, sa taille, son poids. Ses photos.
«Oh mon Dieu, gros outing de marde!» lance Charlotte.
Également choquée que l’on s’en prenne aux personnes marginalisées tentant de survivre à la pandémie sans soutien gouvernemental, Alexandria Ocasio-Cortez a souligné que «sex work is work». «Laissez-la tranquille, a tweeté la représentante du 14e district de New York. Le vrai scandale ici, c’est que des travailleurs de la santé aux États-Unis aient besoin de deux jobs pour survivre.»
Le 17 décembre, dans une lettre ouverte publiée dans The Independant, la paramédic concernée, Lauren Kwei, a mis les choses au clair: «Je peux vous assurer qu’aucun patient ne m’a demandé si j’étais sur OnlyFans avant de me permettre de l’aider.»
Comme le rappellent Juno Mac et Molly Smith en introduction de leur extraordinaire essai, Revolting Prostitutes: «Sex workers are everywhere.» «Nous passons à côté de vous dans la rue, écrivent-elles. Nos enfants vont dans les mêmes écoles que les vôtres. Nous sommes derrière vous à la caisse, avec de la nourriture pour bébé et une bouteille de Pinot Grigio dans les mains. Nous nous trouvons parmi le personnel de votre cafétéria, parmi les membres de votre parti politique, dans la salle d’attente de votre médecin, dans l'antre de votre lieu de culte.» Et parmi les infirmières. Les préposées. Celles qui sont au front en temps de pandémie.
Une vague sur le ventre
C’est en lisant un article de La Presse+, dans lequel témoignait Marylie Savoie, une travailleuse du sexe devenue depuis son amie, que Charlotte a voulu travailler comme escorte. Dans la section Emplois des petites annonces, elle a choisi celle «qui avait le moins de fautes de français». «C’était une mini agence vraiment mal gérée. Ce n’était pas cool, mais au moins il y avait un gros roulement de clients. J’ai pu faire un gros plongeon, mettons.»
Un plongeon qui l’a préparée pour son cursus? «Pour le cours de communication, oui. Les questions ouvertes, les questions fermées, l’écoute active, le langage non verbal. Ça, ce sont des trucs que je faisais déjà avec les clients.»
Et inversement. «J’ai déjà eu un client avec une stomie. J’avais vu ça dans mon cours de soins infirmiers, mais jamais de mes propres yeux. De baiser avec la personne et de sentir le sac collecteur faire une vague sur mon ventre en même temps, c’est quelque chose que je n’aurais jamais vécu.»
Lors du grand confinement au printemps, puis depuis que Montréal est passé en zone rouge en octobre, Charlotte a mis sur pause son occupation d’escorte. Elle se consacre entièrement à ses cours et à son travail de préposée aux bénéficiaires. Membre de l’équipe volante, elle passe de l’urgence, au département de chirurgie, à celui de gériatrie, de médecine interne, des soins palliatifs.
«À l’hôpital, je joue le rôle de la fille enjouée, pétillante, lalalala, la vie est belle. Comme je suis en vrai, avec une petite coche de plus! Mais il y a une différence entre être sympathique et cruiser, charmer. Je ne ferais JAMAIS ça à l’hôpital. Je respecte la limite à ne pas franchir dans l’éthique professionnelle.»
Elle confie ressentir une connexion spéciale avec les patients âgés. «J’ai une bonne connaissance de la culture québécoise, donc je peux faire des références au milieu de l’humour dans les années 1980 ou des blagues de Ding et Dong et ils sont surpris!»
C’est dans le département d’oncologie qu’elle préfère travailler. «Il peut y avoir beaucoup de peine, mais aussi de l’espoir.» Quand elle s’y trouve, elle pense parfois à ce client qui faisait souvent appel à elle, qui avait le cancer, qui est décédé. «Ça me revient. Les traitements qu’il a eus, je les vois sur d’autres patients.»
Récemment, raconte-t-elle, elle a passé six heures à discuter avec un homme qui avait reçu un pronostic d’un mois. «Il allait mourir bientôt. Des fois, il pleurait, mais il retrouvait le sourire. C’est clairement mon côté escorte, les compétences que j’ai acquises et que je ne pourrai jamais mettre dans mon CV, qui ont fait en sorte que j’ai pu le faire rire, rendre la conversation agréable pour lui. Et le fun pour moi aussi.»
Corps et âme
Y a-t-il une prédisposition qui lie une profession à l’autre? Dans son roman La Maison, où elle retrace les deux ans qu’elle a passés à travailler dans une maison close de Berlin, Emma Becker raconte avoir découvert qu’une de ses collègues était aussi infirmière.
L’autrice française écrit: «Il doit y en avoir une quinzaine sur les cinquante, soixante filles qui composent notre équipe - dont Nadine, que j’imagine sans mal avec sa gentillesse et son sourire, sauver du désespoir des patients qui n’en reviendraient pas d’apprendre comment elle arrondit ses fins de mois.»
Il y a toute une partie thérapeutique dans le travail du sexe, ajoute Emma Becker lorsque nous la rencontrons à Montréal. «Dans une certaine mesure, c’est évident, car on prend soin du corps. Mais plus encore que prendre soin du corps, il y a une notion de tendresse. On prend soin de l’âme.»
«Ce n’est pas tout le monde dans l’industrie du sexe qui a la notion, nécessairement, de vouloir prendre soin de l’autre, précise à son tour Charlotte. Tout comme, en soins infirmiers, il y a des filles qui sont davantage attirées par le côté scientifique, biologique et médical que par l’aspect “caring”.»
Sans oublier la question des sous. «On s’entend que ça me manque, de faire du cash! En ce moment, j’en fais trois fois moins que lorsque je suis escorte. J’ai des économies, heureusement, mais chaque mois, je gruge dedans. J’ai hâte de pouvoir faire mon épicerie au IGA au lieu d’aller au Super C.»
La maigre rémunération des préposés a été remise de l’avant depuis le début de la pandémie. Comment Charlotte le vit? «J’ai de la chance d’être dans le système public. Je commence à 20,55$ de l’heure plus la prime parce que je travaille la nuit. Mais pour ceux qui sont au privé, les conditions sont dégueulasses! Ils font des tâches d’infirmière, comme donner des médicaments ou de l’insuline. Et ils sont payés au salaire minimum.»
«Ça ne m’étonne pas qu’il y ait toute une partie de femmes qui font des professions comme infirmière, dont on sait que c’est payé au lance-pierre, qui, du coup, peut-être par vocation, aiment s’occuper des gens, approuve Emma Becker. Et c’est vrai que l’on parle rarement de la notion de faire du bien, quoi. Qui est quand même l’un des fondements de ce métier de travailleuse du sexe. On est là pour que les gens repartent chez eux en ayant l’impression d’avoir été regardés, écoutés.»
Elle regrette du reste dans La Maison que la bienveillance ne soit pas davantage célébrée en littérature: «On n’écrit pas assez de livres sur le soin que les gens prennent de leurs semblables.» «Les gens baisent pour quelle espèce de raison? demande l’écrivaine. Certes, il y a le côté physique, mais enfin, je veux dire, dans la vie réelle, on baise pour se sentir moins seul. Parce que ça nous apporte de la tendresse. Parce que c’est une autre forme de langage.»
«Être live avec les gens, c’est ma force», estime d’ailleurs Charlotte. C’est pourquoi, quand la pandémie a frappé, elle n’a pas considéré se tourner vers OnlyFans. «Je lève mon chapeau à toutes les filles qui s’amusent là-dedans, qui innovent et qui se donnent des trucs entre elles. Moi, je ne serais pas capable de le faire. Je ne suis pas bonne pour les photos, pour m’arranger, pour vendre un rêve. Et j’aurais bien trop peur que les images restent et se retournent contre moi. C’est comme être cam girl: c’est une performance. Moi, si je fais ça, ce sera grotesque. Et pas harmonieux pantoute.»
En parler librement, un peu
Si des personnes qui étudient en soins font aussi du travail du sexe, est-ce dire que les cours sont adaptés pour présenter un portrait juste de l’industrie? De l’expérience de Charlotte, pas tant. «Quand j’étais en éducation spécialisée, en 2013, on avait eu un cours de trois heures sur la prostitution. Comment ça s’appelait? Ah! Adaptation 3. C’était que des affaires négatives, que des clichés. “La prostitution est un des facteurs de risque de blablabla”. Ça parlait juste d’ITSS, de mauvaise hygiène de vie. Je me mordais les joues pour ne rien dire! Ça me frustrait qu’ils présentent seulement une partie, avec une vision abolo. Je pense aux éducateurs spécialisés qui ont eu ce cours... Ils doivent tous avoir un jugement de marde sur l’industrie.»
Dans le milieu hospitalier, remarque-t-elle, elle s’est frappée à d’autres préjugés. Sur la santé mentale, notamment. «Il y a une chambre avec une civière dédiée aux codes blancs, quand un patient est agressif. J’ai déjà entendu des infirmiers se frotter les mains et dire: “Mmm, ça fait longtemps qu’on n’a pas attaché quelqu’un!” OH MY GOD ARK. Il y a aussi des gens de l’urgence qui lançaient des choses comme: “Cette patiente, c’est une prostituée. Elle est juste là pour avoir son sandwich et elle va repartir après”. J’ai trouvé ça rough.»
Dans un tel contexte, difficile de ne pas craindre le jugement. Mais Charlotte dit que ça va. «Ma coloc et mes amis savent que je suis aussi escorte. C’est avec eux que je peux en parler librement. C’est avec eux que cette information va rester. Beaucoup d’employés à l’hôpital ont différentes valeurs, différentes cultures, différentes croyances. Dans un monde idéal, ça serait chouette que ce ne soit plus tabou. Mais quand est-ce que ça va arriver?»
D’ici là, Charlotte attend la fin de la pandémie, le vaccin. («J’ai hâte.») Elle compte reprendre quelques clients et offrir un rabais à ceux vivant avec un handicap. «J’ai une formation pour déplacer quelqu’un de façon sécuritaire. Je sais comment retourner quelqu’un dans son lit. C’est des moves que je sais faire. C’est un petit rêve que je veux accomplir dans ma carrière de pute.»
Question rêve, elle dit que le sien se réalise. «Ma job de préposée me comble. J’ai le même sentiment de faire quelque chose d’utile que quand je suis avec un client. Mais ce sentiment est reconnu et approuvé par la société. Je peux ouvertement dire que je suis fière, je peux appeler ma mère au téléphone et lui partager mes bons coups.» Est-ce dire qu’elle va arrêter? «Je ne suis pas prête à raccrocher mon string. Vraiment pas.»
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, et pour lire nos parutions précédentes, abonnez-vous sur nouvellesintimes.substack.com