Pornhub, après: Ariel Rebel a de la peine pour les modèles. Mais pas pour la plateforme.
Deuxième texte d’une série sur la chronique du NYT qui a secoué Pornhub, et qui s’intéresse à ses dessous, ses ramifications et ses répercussions.
Par Natalia Wysocka
«Je n’utilise pas Pornhub. J’ai toujours refusé d’utiliser Pornhub. »
Depuis son entrée dans l’industrie pour adultes en 2004, Ariel Rebel a vu le paysage changer. La montée du géant Mindgeek, l’engloutissement des studios et des sites, le règne de Pornhub, les secousses provoquées sur le milieu... Et l’entrepreneure, actrice et photographe montréalaise n’a jamais caché ses sentiments. «J’ai toujours trouvé le modèle d’affaires de Pornhub complètement stupide.»
Elle n’est pas seule dans son cas. Mais elle est l’une de celles qui l’ont énoncé le plus clairement.
Quand la plateforme est arrivée en 2007, un an après YouPorn (également racheté par Mindgeek), Ariel a fait quelques collaborations. «Des photoshoots, des vidéos promo.» Mais elle a toujours refusé catégoriquement d’y téléverser des vidéos de son propre site, arielrebel.com, pour lequel elle vend des abonnements mensuels. Donner un film? Au complet? Sans frais? Pourquoi? «C’est quoi le but, pour moi, de foutre gratuitement sur une plateforme une vidéo pour laquelle j’ai travaillé fort et que je veux vendre sur ma plateforme à moi?»
Elle aurait pu s’inscrire comme modèle vérifiée pour faire de l’argent, dit-elle. Beaucoup. «Plusieurs fois dans ma carrière je me suis dit merde. Il faudrait peut-être que je m’y mette. Tout le monde me disait que j’étais folle de ne pas le faire. Mais ça ne venait pas rejoindre mes valeurs en tant que créatrice. J’en étais incapable.»
Incapable d’appuyer ou d’encenser les campagnes de publicité aussi. «Ça doit faire une dizaine d’années qu’on voit Pornhub et Mindgeek faire des stunts publicitaires, mainstream à mort. Des trucs genre “Oh, on a donné plein d’argent à cette cause, regardez comment on est fins fins fins”. Mais non, guys, vous ne l’êtes pas. I mean, tu peux donner 5 millions de dollars pour aider la planète. OK, ben, la planète dit merci. Mais ça reste que ton argent, tu l’as eu en mangeant les petits poissons. Sur le plan business, bravo guys. Mais sur un plan éthique, c’est autre chose.»
Une décennie trop tard
Depuis la parution de The Children of Pornhub, le papier du New York Times signé Nicholas Kristof, qui a fait grand bruit, les répercussions se font sentir. Sur Mindgeek, sur le site, mais sur les modèles vérifiés, surtout.
Le 8 décembre dernier, soit quatre jours après la publication de l’article, la plateforme a modifié ses règles de sécurité. Quelques jours plus tard, 10 millions de vidéos d’usagers non-vérifiés étaient retirées du site. Mais pas avant que les principales cartes de crédit, Visa, Mastercard puis Discover se retirent, elles aussi, coupant ainsi les revenus de nombre de performeurs. «Je trouve ça désolant pour les gens qui comptaient là-dessus pour avoir leur paye, dit Ariel. En même temps… Pornhub got what they deserved. Carrément. Ils ont eu ce qu’ils méritaient. Je trouve ça plate de dire ça, mais c’est une plateforme qui a détruit notre industrie. Qui a créé son trafic en volant tout le monde.»
Qu’il soit désormais impossible de télécharger des vidéos directement du site, et d’en téléverser sans être vérifié, d’accord. «Mais vous êtes une décennie trop tard, la gang! C’est un move de désespoir qu’ils ont fait parce que le feu a été allumé en dessous de leur derrière. “Oh non! Il va falloir qu’on soit légal!” illustre-t-elle. Ce move, ils ne l’ont pas fait pour aider les gens de notre industrie. Ils s’en contrefichent de nous. Ils profitent de notre contenu depuis toujours.»
Pendant des années d’ailleurs, Ariel Rebel dit avoir envoyé hebdomadairement des demandes pour faire retirer ses vidéos professionnelles piratées. Combien? «Oh my god, des centaines! Dès que je mets des choses sur mon site, une heure plus tard, ça se retrouve partout. Pas juste sur Pornhub, mais aussi sur les forums, sur Reddit. Partout.»
Dans ses demandes, croit-elle, elle a eu de la chance.
«Je ne sais pas si c’est parce que j’ai collaboré avec eux par le passé ou parce que je suis quand même assez connue, mais chaque fois que j’ai parlé à Aria [la responsable des réseaux sociaux], mes vidéos étaient toujours retirées du site, pas de problème. Mais ça reste que le modèle d’affaires ne pouvait pas fonctionner comme ça. Combien de gens avaient du revenge porn sur Pornhub, mais n’avaient pas autant de traction pour le faire enlever?»
Elle mentionne aussi le cas de Rose Kalemba, une femme qui a prié la plateforme maintes et maintes fois de retirer la vidéo de son viol, lorsqu’elle avait 14 ans. Elle a finalement réussi. Lorsqu’elle s’est fait passer pour une avocate menaçant de poursuivre la compagnie.
Avant MySpace
Bien qu’Ariel Rebel ne porte pas le colosse Pornhub dans son coeur, elle tient à spécifier qu’elle n’est guère d’accord avec les méthodes d’Exodus Cry. Ce groupe abolitionniste, que Nicholas Kristof a mentionné au détour dans son article, chapeaute la campagne TraffickingHub et souhaite, ultimement, la fermeture complète du site. Ainsi que l’éradication de la pornographie.
«Les membres d’Exodus Cry endorment un peu les gens. Ceux qui ne vont pas s’informer vont voir leur espèce de croisade et faire : “Ah mais oui, ça fait tellement du sens!” Mais ils viennent jouer dans les droits humains. Dans ce que l’on a droit de faire avec notre corps. Ils viennent renforcer l’idée que ceux qui font de la pornographie mainstream sont des petites brebis égarées.»
Dans le même ordre d’idées, depuis que les cartes de crédit se sont dissociées en partie de Pornhub (mais pas pour acheter de la pub), certains travailleurs de l’industrie craignent qu’OnlyFans soit le prochain site sur la liste. Ariel, qui a un compte sur la plateforme, n’a pas cette angoisse. «Pas du tout. Pour se créer une page sur OnlyFans et pouvoir en tirer de l’argent, il faut envoyer nos cartes d’identité. Donc tout le monde est vérifié. La seule chose qui me fait peur, c’est qu’une fois qu’ils auront bâti un trafic et une banque de clients, et qu’il y aura assez de personnes du grand public qui vont utiliser leurs services, comme des acteurs et des musiciens, ils vont dire “bah, on n’a plus vraiment besoin de l’industrie pour adultes, finalement”.» En somme, que ce contenu devienne interdit ou obstrué.
Car les réseaux sociaux censurent souvent les travailleuses du sexe. «Facebook et Instagram sont en guerre contre la pornographie. Exodus Cry aussi. Est-ce qu’ils vont gagner? Bof. Je ne sais pas.» Ariel elle-même a vu son compte IG être fermé en novembre 2019, alors qu’elle avait quelque 80 000 abonnés. Un certain «Omid» avait signalé sa page, comme celle de plusieurs travailleuses du sexe. «Il m’a écrit sur Twitter que c’était lui qui avait fait fermer mon compte, qu’il fallait que je quitte la pornographie et que je vive une vie qui faisait du sens. Bref. Whatever, dude. Ce qui est drôle, c’est qu’une semaine après, une compagnie m’a contactée pour me dire que pour mille dollars, ils allaient essayer de ravoir mon profil. Pourquoi je paierais mille dollars pour quelque chose de gratuit? Il y en a qui croient que si tu perds ton Instagram, tu perds ta vie. Mais non, tu ne perds pas ta vie. Where there’s a will there’s a way. Il y a toujours d’autres façons de se promouvoir.»
Parlant de promotion, quand elle a commencé, c’était avant Pornhub, avant bien des choses. «Avant MySpace!» s’exclame celle qui cumule les années d’expérience en solo et sur les plateaux.
«Mais les nouvelles générations qui espèrent faire de l’argent dans l’industrie n’ont pas eu le choix. Je trouve ça plate pour ceux qui se sont sentis obligés d’utiliser Pornhub.»
Différence de génération, donc? «La majorité des old-timers dans l’industrie ne s’énervent pas à ce point avec la situation actuelle, observe-t-elle. On trouve ça dommage, par contre. Très très très dommage. Parce que c’est chiant de nager toujours à contre-courant. On s’habitue, mais c’est vraiment chiant. On aimerait juste ça pouvoir faire notre travail. Si vous aimez ça, regardez, si vous n’aimez pas ça ben crime, regardez ailleurs!»
En ce sens, elle rejoint un peu Mike Quasar, réalisateur vétéran (et intervenant-phare de l’extraordinaire podcast The Butterfly Effect, de Jon Ronson).
Après avoir affirmé qu’il ne verserait certainement pas de larmes pour Mindgeek, Quasar a tweeté: «Malgré mon hostilité pour Pornhub qui a piraté et dévalué mon travail, je compatis sincèrement avec ceux qui n’ont connu que son ère et qui en dépendent pour leur revenu. Ce n’est pas de votre faute, néanmoins vous en payez le prix.»
Pas que tout était mieux avant, mais… «Je m’ennuie du vieux modèle d’affaires, confie Ariel. Beaucoup de filles avaient leur site solo, ce qui n’est plus le cas de grand monde. Et même si on était tous en compétition, on était vraiment une famille. Une gang de naughty girls qui voulaient juste avoir du fun. Je n’ai pas envie de généraliser, mais aujourd’hui tout le monde est trop business business business. En même temps, avant, c’était plus caché. De dire à tes amis que t’avais un site porno à ton effigie, ça ne faisait aucun sens. Maintenant tu peux entrer dans une date Bumble et faire “ouais, j’suis webcam girl” et le gars va trouver ça hot.»
Donc les changements récents dans l’industrie? «Je ne suis pas stressée. Zéro. J’espère quand même que ça ne gagnera pas plus de terrain.»
Photo : Ariel Rebel par Tommy Souza
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