La scène est horrible. Le 8 octobre dernier au TwitchCon, la star de la pornographie et streameuse Adriana Chechik saute en faisant le grand écart dans un bassin recouvert de cubes en mousse. Une toute petite couche de cubes misérables posés négligemment sur un sol de béton (recouvert, selon Buzzfeed, d’un «genre de matelas»). L’impact est immédiat. Elle fige, puis se tord de douleur. Son dos est cassé à deux endroits.
«Tu es réellement une athlète sexuelle. Très peu de gens pourraient faire ce que tu fais», soulignait l’animatrice Holly Randall lors d’une entrevue avec Adriana, pas plus tard qu’en septembre.
Aujourd’hui, Adriana a de la misère à marcher plus de cinq minutes.
Quand pense-t-on réellement à tout l'entraînement que requiert le cinéma pour adultes, aux conséquences possibles d’un tel accident?
Dans l’essai Porn Work - Sex, Labor, and Late Capitalism, de Heather Berg, l’ex porn-star Conner Habib, qui a récemment fait paraître le roman Hawk Mountain, y remarque avec sa perspicacité habituelle: «Quand les gens me disent qu’ils aiment mon travail, je leur rétorque: soyez honnêtes. Ce que vous voulez réellement dire, c’est que vous vous êtes masturbés en regardant mes films. Le travail en tant que tel, vous ne l’aimez pas. Vous n’y pensez même pas.»
Le travail, c’est l’attente entre les prises, l’attente, l’attente, l’attente. Ce sont les maquillages, les contorsions. C’est l'entraînement, c’est la répétition, c’est l’expérience. C’est se balancer pendant neuf heures sur une moto dans la lumière bouillante des projecteurs, ajoute Conner Habib.
Et ça, c’est une chose que le film Pleasure, réalisé par Ninja Thyberg, démontre bien. Tous les préparatifs qui sont mis dans une séquence pornographique, les moindres détails auxquels il faut penser, les minutes passées à jouer à des jeux d’animaux marins sur son cell en attendant de performer dans une prochaine scène.
Mais si Pleasure dépeint bien ces choses, d’autres aspects du film demeurent plus opaques, contestables.
Nous en avons discuté par Zoom avec l’actrice principale, Sofia Kappel, qui pour être bien honnête, n’avait pas vraiment l’air de vouloir discuter avec nous.
Parlant de discussion: Mélodie sera au micro de Pénélope le 1er novembre à 11h06 pour présenter son nouveau livre exceptionnel, La Mécanique des désirs.
Cette fois-ci, personne ne pourra dire qu’elle sert de pseudonyme à un homme.
Natalia X
Photo: Sofia Kappel dans Pleasure
Texte par: Natalia Wysocka
Bella Cherry roule vers Los Angeles. À sa droite, la sortie vers Hollywood. Elle la dépasse et continue. Dans la San Fernando Valley, où elle se rend, certains des mêmes codes s’appliquent. Là, comme à Hollywood, internet est venu chambouler beaucoup de choses. L’argent a changé de mains, le pouvoir aussi. Ou du moins, en partie. Parfois, en apparence.
Mais ces changements restent néanmoins relativement inexistants et inexplorés dans Pleasure. OnlyFans, la pandémie, les problèmes avec les compagnies de cartes de crédit, absents de l’écran.
Présenté en première à Sundance en 2021, le film de Ninja Thyberg passe outre les récentes transformations de l’industrie, passe outre beaucoup de choses. Mais ne passe pas sur les scènes de route. Au volant.
On demande à Sofia Kappel, l’actrice qui conduit, si elle s’attendait à tourner autant de scènes de voiture. «Il y a plein de scènes auxquelles j’ai pensé davantage qu’à celles-là, rétorque-t-elle. De toute façon, il n’y en a pas tant que ça.»
Sauf que la voiture est là. En intro, en conclusion, en filigrane, partout. Le bruit du clignotant, celui des véhicules, de l’autoroute. La voiture comme métaphore, finalement, d’une industrie.
Dans Last Days of August, balado dédié à élucider le suicide de l’actrice pour adultes August Ames, le journaliste Jon Ronson pointait vers cette voiture comme cause possible de dépression, de désespoir. La néo-écossaise August Ames, habituée aux amis à quelques coins de rue, habituée aux bars tout près, habituée à la proximité de la vie de nuit, coincée dans une banlieue-dortoir de L.A. Un désert isolé où on ne peut pas juste marcher. Où on ne peut pas juste aller prendre un verre et rentrer rapidement. L’auto, l’autoroute, aussi inéluctables que génératrices de distance.
En arrivant à Los Angeles pour le tournage de Pleasure, la Suédoise Sofia Kappel aussi sentait une distance. «Avant d’être impliquée dans la production, tout ce que je savais sur la porn me venait de deux ou trois documentaires. En débarquant ici, il s’est avéré que j’avais plein de préjugés. Je pensais que toutes les femmes dans l’industrie étaient brisées ou traumatisées. Bien sûr qu’il y en a, mais elles ne sont pas partout.»
«Deux ou trois documentaires qui lui ont donné une vision distorsionnée»; lesquels? On devine une réponse possible à la façon qu’a Pleasure de dépeindre la colocation entre modèles. S’agirait-il de Hot Girls Wanted, de Rashida Jones, qui s’est par ailleurs attiré nombre de critiques à sa sortie? Sofia confirme. Les autres titres qui ont nourri ses aprioris? «Je ne m’en souviens plus.»
De la même façon, lorsqu’on lui demande s’il y a une personne qui a changé sa perspective sur le travail du sexe, elle répond «there wasn’t one person». En gros, «il y avait des gens».
Finalement, elle nommera Evelyn Claire, qui l’a «aidée à se sentir à l’aise» et Chris Cock, qu’elle qualifiera de grand acteur, de grande personne. «Son personnage apporte beaucoup à l’histoire et aide Bella à cheminer.» Ils partagent du reste une longue scène dans une voiture, où ils discutent des préjugés présents dans la San Fernando Valley. «Peu importe quels problèmes sont présents dans la société normale, que ce soit le racisme ou le sexisme, ils seront répliqués dans la pornographie.»
Malheureusement, pour toutes leurs affirmations de vouloir «donner une voix» aux personnes d’une industrie dont elles ne font pas partie, dans la majorité des entrevues au sujet de Pleasure, l’actrice comme la cinéaste, Ninja Thyberg, parlent peu de celles qui les entourent nonobstant à l’écran. Elles disent «porn performers». «Porn people». Ou juste «people».
Dans notre entrevue, ce sont «the women». «Toutes les femmes que j’ai rencontrées sont très intelligentes.»
À l’écran, des figures marquantes, et pas simplement des «porn people» pleuvent pourtant: Lucy Hart, créatrice du site pervout.com, qui a joué dans le film avant sa transition et qui incarne parfaitement une star vile et méprisable. Zelda Morrison (présentée au générique sous le nom de Revika Anne Reustle), qui captive dans le rôle de «l’actrice vivant dans l’ombre de Bella Cherry». Elle s’est d’ailleurs mérité une nomination aux Spirit Awards pour sa performance sensible et nuancée, trop peu mentionnée par les critiques.
Il y a aussi la cinéaste pour adultes Aiden Starr (anciennement de kink.com), que le journaliste du New York Times a résumée à «a tattooed dom» et The Atlantic à «a female director». Small Hands, précédé par une réputation de chic type, est simplement qualifié par Nylon de «an attentive partner». Chris Cock, lui, a été réduit par le Guardian à «a Black colleague» dans une critique et à «one of the Black male performers» dans une autre.
Peut-être plus que Pleasure lui-même, sa réception et sa couverture médiatique en disent autant, voire davantage, sur la perception générale de l’industrie. Imaginerait-on une critique de Mission Impossible qui nous parlerait de «l’acteur qui a des cheveux et aussi une face» ou un article sur Deer Hunter, «le classique avec la madame qui gagne souvent des Oscars»?
You don’t name a deer cause then you can’t kill it. «Il ne faut jamais donner de nom à un cerf. Parce qu’ensuite, vous ne pourrez pas le dévorer.» La citation vient du podcast The Butterfly Effect. Une jeune femme la lance pour expliquer pourquoi elle n’a jamais appris les noms des acteurs de films X qu’elle regardait à la chaîne. Sa honte encapsulée en une remarque. Sa haine, dont elle n’est même pas consciente.
De la même façon, des articles célèbrent Thyberg pour avoir confronté «le male gaze», tout en réduisant les professionnelles qui l’ont aidée à des «people of the industry».
À IndieWire, Lucy Hart a d’ailleurs déclaré que, selon elle, Pleasure est un film de sauveur. «L’héroïne travaille gratuitement pour qu’un homme la sauve. En réalité, [Thyberg] était entourée de femmes qui n’ont jamais eu à faire ce genre de choses. Il y a tant de femmes super puissantes dans la porn, qui n’ont pas besoin d’un homme pour quoi que ce soit, pour rien.»
Le personnage de Bella Cherry, qui vient juste de mettre le pied dans le milieu, a néanmoins besoin de beaucoup de conseils. Plusieurs prises montrent ses pas, ses chaussures, ses souliers de course comme ses Pleasers, sa marche tantôt hésitante, tantôt décidée. Dans plusieurs autres, elle se fait maquiller, habiller. Comme un hommage à cet aspect ignoré de la pornographie; nous parlons toujours de nudité, mais les accoutrements, si spécifiques, sont souvent oubliés.
«Dans les tournages sérieux et légitimes, ils ont des artistes maquilleurs, des coiffeurs, tout est réfléchi, remarque Sofia Kappel. Par ailleurs, dans le film, on voit l’épilation, la préparation avant une scène de sexe anal. On ne voit pas ces moments en porn habituellement parce qu’ils ne sont pas sexy. Mais je crois que la plupart des femmes savent combien d’efforts cela prend pour cacher des choses aux hommes.»
Que Pleasure soit une coproduction suédoise n’est pas négligeable. La Suède et son modèle nordique en matière de prostitution, grandement controversé, criminalise le client, pas les travailleuses du sexe. Ninja Thyberg elle-même a raconté dans diverses entrevues avoir longtemps milité avec ardeur contre l’industrie. «C’est un sujet difficile, souligne Sofia Kappel. Les personnes concernées seraient mieux placées pour se prononcer. Je crois toutefois qu’on devrait moins se concentrer sur les personnes qui achètent du sexe, et davantage s’assurer que celles qui en vendent, peu importe la raison, sont en sécurité.»
Ici, nous sommes d’accord. Nettement moins lorsqu’il est question de cette réplique que lance Bella Cherry. Une réplique par laquelle le personnage se dissocie de ses collègues, aspirantes pornstars et camgirls, en tentant d'asseoir, en quelque sorte, sa supériorité: «I’m not like the rest of these girls.» Je ne suis pas comme toutes ces filles. Marque d’arrogance? D’une certaine naïveté? D’un mélange des deux?
«Ce n’est pas de l’arrogance, tranche Sofia Kappel. C’est son argument de vente! Elle est Suédoise, elle vient d’un pays socialiste. Notre système de santé est gratuit, notre éducation aussi, nos soins dentaires sont offerts jusqu’à nos 23 ans! Nous sommes l’un des pays les plus progressistes au monde. La censure n’existe pas. Les fake news n’existent pas. [sic] Il y a tant de choses que la Suède possède, que les États-Unis n’ont pas. Le nombre d'opportunités qui se sont présentées à moi, comme à Bella, juste parce que je suis Suédoise! Elle n’est pas stéréotypée, elle n’est pas un cliché. Elle n’a pas de daddy issues, elle n’a pas été violée, elle n’a pas été forcée à travailler parce qu’elle a besoin d’argent, elle est là parce qu’elle veut réussir. Ce n’est PAS de l’arrogance, qu’elle dise qu’elle n’est pas comme les autres filles. Elle l’est.»
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, et pour lire nos parutions précédentes, suivez-nous sur Instagram au @nouvellesintimes et abonnez-vous au nouvellesintimes.substack.com. Des commentaires, des questions, une histoire à nous partager? Écrivez-nous au nouvellesintimes@gmail.com.