Les filles de l'internet
«Des fois, les gens ont juste besoin qu’on les tienne dans les bras. Même si c’est virtuellement.»
Il y a quelques années, quand le roman Juicy, un prodigieux conte de princesse porno-pop-pétillant, est sorti, une journaliste avait commenté en ondes, sans aucune once d’ironie: «Ce livre a assurément été écrit par un homme sous pseudonyme.»
Ce livre n'avait pas été écrit par un homme sous pseudonyme.
Il avait été écrit par Mélodie Nelson.
En discutant avec Liara Roux de son autobiographie, Whore of New York, et de l’oeuvre de Marie Calloway, ce moment m’est revenu à l’esprit.
Quand Marie Calloway a commencé à publier, il y a plus d’une décennie, beaucoup l’ont accusée de vouloir imiter l’éditeur de sa première nouvelle. Ceux qui ne l’accusaient pas d’imiter le style de cet écrivain illustre l'insultaient. Dans les médias, dans les commentaires, dans la rue, partout.
D’autres ont simplement affirmé qu’elle n’existait pas.
J’admire les gens, comme Marie, comme Liara, comme Mélodie, capables de parler de leurs sentiments en ligne (et dans la vie).
L’existence seule d’une section des commentaires semble synonyme de cauchemar.
Mais alors que tout le monde et son frère (et même Perez Hilton) s’est excusé, avec raison, pour le traitement réservé à Britney au début des années 2000, cette politesse ne semble pas étendue à l’ensemble des personnalités publiques.
Quand Mélodie a parlé de son expérience de travailleuse du sexe dans un magazine qui a ensuite décidé, sans la prévenir, de reprendre son texte dans une pub sur Facebook, l’exposant ainsi aux pires trolls et quidams à la haine décomplexée, j’ai pu lire le plus moche de l’humanité.
Comme Mélodie, Liara Roux a continué de militer malgré ce type de commentaires complètement déplacés.
Marie est disparue de l’internet.
-Natalia x
Photo: Liara Roux par Bảo Ngô
Texte par: Natalia Wysocka
«Est-ce que tu as déjà lu what purpose did i serve in your life?»
Liara Roux pose la question en milieu d’entretien. La réponse: on n’a jamais lu what purpose did i serve in your life. «Hum», fait-elle après une pause. Ça semble… la décevoir? L’étonner? Peut-être un peu des deux?
Mais c’est vrai. Pourquoi n’a-t-on jamais lu what purpose did i serve in your life?
Dans ce livre paru en 2013, il y avait pourtant tout, il y avait pourtant tant. Notre rapport à l’écriture, à l’intimité, à l’«autofiction», à l’internet. La fascination doublée de mépris que font naître chez certains de simples selfies. La haine irrationnelle que peut provoquer le récit d’une soirée. Les tirs groupés dirigés sur une personne qui décide de faire preuve de fragilité. Le rejet de la sexualité d’autrui, la méchanceté gratuite, les piques teintées de jalousie, l’incompréhension qui sert d’excuse pour publier un «slut» sur la page d’une inconnue.
Quand what purpose did i serve in your life est sorti, Facebook avait quelque chose comme sept ans. Instagram quelque chose comme deux. Twitter? Meh. Des gens, principalement des médias, l’utilisaient.
Mais Marie Calloway avait un pas d’avance.
Elle décortiquait au je les jugements qu’elle se réservait à elle-même, les jugements dont elle était la cible, son rapport complexe à la pornographie, ses premiers pas dans le travail du sexe. Elle écrivait ses malaises, ses gaffes, ses hésitations, ses peines, ses déceptions, ses trahisons, d’une façon descriptive et détaillée que des critiques ont qualifiée de voyeuriste. Une journaliste l’avait traitée de «famewhore». De pute assoiffée de célébrité. Ce n’était pas dans un blogue obscur. C’était dans le New York Observer.
Plus jeune, Liara Roux a lu what purpose did i serve in your life. Cinq fois. Pas parce que son coup de coeur était immédiat. Les premières fois? «J’ai tellement détesté ça. Ça m’a tellement froissée. Presque dégoûtée. Marie Calloway racontait les choses d’une façon si vulnérable et pas du tout flatteuse - ni pour elle ni pour aucune des personnes concernées. J’étais fâchée. “C’est qui cette fille?” J’ai fini par saisir que si j’étais tellement contrariée, c’est parce que je pouvais la comprendre. M’y identifier.»
«Parfois, on est troublés par quelqu’un parce qu’on se dit, mon dieu, cette personne possède toutes les parties de moi que je tente de réprimer, tu sais?»
Ce n’est pas pour rien que Liara Roux mentionne la référence pendant notre entretien. Dans son autobiographie, Whore of New York, parue en octobre, Liara déshabille sa vie comme Marie Calloway l’a fait autrefois. Son écriture est nette par moments, plus hachurée par d’autres, collée sur ses pensées parfois fuyantes, sur ses souvenirs, sur les instantanés du quotidien qui peuvent sembler banals au départ, qui veulent dire tant au final (de la neige sur l’habit d’une fille qu’elle aime, un commentaire mesquin de sa mère, une chanson sur la piste de danse, le corps de son amie tout près, le regard des autres sur elles). Comme Marie, elle retrace ses débuts dans l’industrie - et son ascension qu’elle décrit comme spectaculaire. «Difficile de me souvenir précisément du moment où je suis passée d’un salaire correct à un revenu presque obscène.»
Dans le livre de Liara, il y a aussi ses maux de tête lancinants qui déchirent de douleur. La sensation de milliers de coups de couteau assénés derrière les yeux. Les vomissements, l’agonie. Les nuits passées sur les carreaux de la salle de bain, car leur froid soulage un instant, juste un. «C’est tellement difficile à décrire, à écrire, avec justesse, les céphalées de Horton, nous confie-t-elle. J’avoue que je ne suis pas entièrement satisfaite de la façon dont je l’ai fait. C’est une souffrance tellement aliénante, viscérale, violente… Mais il n’y a pas de signes extérieurs. Il n’y a pas de sang. Il y a juste moi, assise par terre, qui pleure.»
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Étrangement, une semaine, peut-être deux, après que Liara Roux nous ait parlé de l’impact qu’aura eu sur elle what purpose did i serve in your life, Buzzfeed a soudain publié un article: What Happened to Alt-Lit Writer Marie Calloway? Qu’est-il arrivé?
Le sous-titre: Marie Calloway was Reviled by the Internet. Then She Disappeared.
Vilipendée par l’internet. Disparue de l’internet.
L’article, signé par la journaliste Scaachi Koul, décrit son oeuvre comme ayant été «nichée, invisible du mainstream». Néanmoins importante. Influente. Décelable aujourd’hui «dans les essais personnels, les autobiographies, les fictions de jeunes femmes troublées».
«Sa prose clairsemée et son caractère désagréable et stoïque ne sont plus inhabituels.»
Pourtant, quand Marie publiait des polaroïds de sa vie sur Tumblr et sur Thought Catalog au début de la dernière décennie, et dans des nouvelles intitulées Thank You for Touching Me ou Sex Work Experience One, ses pensées avaient été cataloguées par Gawker comme étant «des potins sexuels d’adolescente, des dissertations auto-exploratoires qui, il n’y a pas si longtemps encore, seraient restées dans un journal intime, et non présentées comme “le symbole de quelque chose d’Important Pour Notre Époque”».
«Il y a la critique littéraire. Et puis il y a “ferme ta gueule”, remarque dans l’article la cinéaste Annelise Ogaard. Le backlash, la violence des commentaires ne visaient pas seulement son écriture. Elles visaient toute sa personne.»
«Son travail existe dans un paradigme spécifique aux années 2010, ajoute Scaachi Koul. De l’imaginer dans des termes contemporains serait de ruiner son legs.»
Car elle a un legs, enchaîne-t-elle. Ce legs est palpable, notamment, dans la nouvelle virale qui a inspiré une fureur semblable à celle causée par le travail de Calloway. Soit Cat Person, de Kristen Roupenian, parue en 2017 dans le New Yorker.
Liara Roux aussi voit un legs dans les écrits de Marie: what purpose did i serve in your life est le livre qui lui a fait penser qu’elle pourrait faire du travail du sexe.
Elle l’a dit dans le Vogue.
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Dans sa nouvelle la plus «virale» à elle, Adrien Brody, Marie Calloway relatait sa rencontre avec un homme, celui du titre. Le type n’était pas Adrien Brody, ne s'appelait pas Adrien Brody, n’avait même pas l’air d’Adrien Brody. Mais dans les cercles littéraires, il était aussi connu - ou tout comme.
Marie décrivait les planchers en bois franc de cet amant, ses étagères de bibliothèque «remplies de livres marxistes». «J’ai inspecté ses volumes de Das Kapital. “Es-tu passé au travers du Kapital??" “Oui. Le premier volume du moins.”»
Quand ils faisaient l’amour, et qu’il voulait vraiment, vraiment parler, elle suggérait que ce soit de Gramsci. Lui, il écrivait des textes «où il faisait sans cesse des références à American Apparel». Pourtant, il n’avait jamais mis les pieds dans un American Apparel.
Dans cette nouvelle comme dans l’ensemble de son recueil, Marie Calloway décrivait sa relation délicate avec sa propre image. Ses préjugés. Son rapport à l’ambition. Sa perception de la beauté. Sa fascination pour la vidéo Sneaker Lover avec Aki Hoshino. Ses idées reçues parfois secouées. Sa peur d’être slut shamée. Ses appréhensions qui s’avéraient réelles. Les dialogues de sa vie, comme retranscrits, textuellement.
«“Je me sens si vulnérable”, a-t-il dit, sa voix tremblotante. J’étais irritée qu’il se concentre seulement sur ses propres sentiments après être venu sur mon visage. “Peux-tu prendre une photo de moi avec mon téléphone?”, ai-je demandé.»
Elle abordait des sujets plus «futiles», comme les bières descendues rapidement, les cigarettes fumées encore plus vite, les balades au parc. Et puis d’autres, plus «graves». La vie privée. Le besoin de tout savoir pour ensuite tout écrire. Les virées circulaires au Forever 21. Les échappatoires sans portes de sortie. Les fauministes.
Comme cet homme qui ne supportait pas de voir son propre reflet. Il avait d’ailleurs écrit un article où il rendait compte de son «jeûne de miroirs».
Devant la station de métro où elle l’attendait, Marie Calloway s’inquiétait pour sa part «de son propre visage». Elle n’avait pas confiance au reflet que lui renvoyait son miroir de poche. «J’ai donc sorti mon téléphone et j’ai pris une photo de ma face. Pendant que je le faisais, quelqu’un est passé et a ri de moi: “Cette fille prend une photo d’elle-même!”»
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«Pour une raison obscure, je passe pour vraiment cool sur internet», disait la narratrice d’Adrien Brody à Adrien Brody qui n’était pas vraiment Adrien Brody.
À l’époque, le texte avait soulevé des débats, des récriminations, des critiques. La question principale qui avait résonné? Jusqu’où peut-on écrire sur quelqu’un d’autre que soi? Même Roxane Gay avait jugé ça semi-éthique dans une chronique où elle se désolait des répercussions qu’«Adrien» pourrait avoir post-publication sur l’autre Adrien qui ne s’appelait pas Adrien.
Aujourd’hui, tout le monde écrit sur tout le monde et Adrien Brody porte une tuque dans Succession. Mais Marie Calloway ne publie plus sous son nom. Comme Scaachi Koul résume avec doigté: «C’était une victime précoce du pire de l’internet.»
D’ailleurs, dans les écrits de Marie, on trouve des références à d’autres figures connues de l’époque, détruites par la violence des commentaires, poussées dans les retranchements du monde réel, isolées par les attaques incessantes.
Parmi elles: Kiki Kannibal.
Kiki publiait des photos de ses cheveux sur MySpace; elle se faisait traiter de tous les noms. Elle postait des vidéos de danse comme il en pleut désormais des millions sur TikTok; les gens lui conseillaient de se suicider. Elle expliquait comment appliquer du mascara pour faire un effet «yeux de chat»; elle se faisait doxxer. Des trolls avaient même peint le mot SLUT sur la maison de ses parents. En 2011, déjà, le Rolling Stone remarquait: «Elle n’avait pas réalisé que le web pouvait être un portail pour les plus cruelles impulsions. Que ces forces pourraient toutes être rassemblées en une seule meute.»
On y rappelait aussi «les péchés» dont l’avaient accusé ses haters: «Trop partager les détails de sa vie privée, déblatérer sur sa chanson préférée et expliquer son cycle menstruel». Dans un article du Forbes, qui la surnommait «la fille la plus détestée de l’internet», elle était citée comme avertissement pour les parents - aux côtés du «Star Wars Kid», qui a récemment raconté l’horreur ayant suivi la publication, sans son consentement, d’une vidéo d’école dans laquelle il ne faisait que manier innocemment un ramasse-balle de golf.
Sur Urban Dictionary, l’une des définitions données sous le nom de Kiki Kannibal se lit toujours: “A stupid ignorant scene poser.”
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Du mépris et des critiques, Marie Calloway en recevait à la pelle à cette époque que Liara Roux décrit comme celle où «les chauffeurs de Uber portaient encore des complets».
Certains médias d’alors déploraient son «réalisme engourdi». «L’anesthésie apparente de ses sentiments».
«La narratrice est uniquement préoccupée par ses émotions et ses réactions. Les hommes existent seulement pour faire office de miroirs dans lesquels elle peut se mirer.»
«Cette génération a grandi avec LiveJournal. Elle est sur Internet depuis qu’elle est assez vieille pour taper de ses deux tout petits doigts sur un clavier. Normal qu’elle soit si détachée de la réalité quand tant de ses expériences formatrices n’ont été que des substituts virtuels.»
C’est par sa plume que Marie Calloway répliquait. Parfois avec assurance, d’autres fois avec incertitude. «Juste parce que je suis une “fille” de 21 ans, les gens pensent que je n’ai pas d’intentions littéraires.» «Écrire, c’est juste une chose que je fais depuis que je suis petite. Comme manger ou whatever. Je ne sais même pas pourquoi je le fais.» «Serai-je un jour capable de réconcilier mon ambition d’être une écrivaine sérieuse et mon désir d’être aimée?»
Comme pour tourner le fer dans la plaie et prouver que cette question ne pouvait même pas être posée, une journaliste du Nervous Breakdown qualifiait son livre de malaisant, sexy et anti-sexy. Dans un Q&A, visiblement retranscrit verbatim, elle demandait à Marie Calloway: «Quel âge avais-tu lorsque tu as eu tes premiers fantasmes et tes premiers plaisirs sexuels?»
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Scaachi Koul le résume parfaitement: «Une chose que Marie Calloway a probablement comprise plus tôt et mieux que quiconque, c’était les marées cruelles de l’internet. Et après avoir été la cible d’un ressac intensément corrosif, elle a simplement décidé de partir.»
Des années plus tard, dans ce même lieu, parfois violent et viscéral, Liara Roux a pour sa part trouvé un cocon.
Dans les coins plus sombres, elle s’est forgé une armure.
«Il est courant de dire que les enfants ne devraient pas apprendre la sexualité grâce à internet, mais pour moi, c’était mon salut. Sans ça, j’aurais une vision très tordue de mon corps.»
Son autobiographie, Whore of New York, est aussi teintée, par la bande, de l’histoire des vieux forums. Liara se souvient de ses premiers selfies, «avant que le terme soit nommé mot de l’année par le Oxford Dictionary et que les Kardashians gagnent en popularité». Elle évoque les premiers articles qu’elle a publiés, «sur les femmes, la vanité et les autoportraits».
Elle mentionne également un temps où il était « très tendance pour les sugar babies et les escortes d’avoir un blogue sur Tumblr pour rendre compte de leurs expériences». C’est d’ailleurs sur un message board qu’elle fera la connaissance d’une dominatrice qui lui donnera des conseils pour se lancer dans l’industrie à son tour.
La perspective est d’autant plus intéressante que, pour reprendre le titre d’une conférence donnée par la chercheuse Gabriella Garcia pour l’organisme Lady of the Night: « Sex Workers Built the Internet».
«J’ai une solide carapace, analyse Liara. Quand des gens me traitent de “pute narcissique”, je ris. Quel manque d’imagination! Quand on me trolle, je trolle en retour. Je sais comment répliquer aux insultes. La plupart viennent simplement de gamins tristes et seuls. Comme mes clients qui se comportent mal au départ, dès qu’ils voient que je ne me laisse pas marcher dessus, leur comportement change. Je leur envoie un câlin, on jase un peu. Des fois, les gens ont juste besoin qu’on les tienne dans les bras. Même si c’est virtuellement.»
Liara parle d’ailleurs d’un «ami internet». Marie Calloway aussi, faisait une division: «J’en ai parlé à mes amis - ben, pas mes amis, mais genre, à des internet people.» Elle qualifiait un dénommé John, d’«internet boyfriend».
«J’ai grandi sur 4chan, raconte Liara Rioux. Un forum en ligne anonyme, avec du contenu extrêmement edgy. Les néophytes qui se fient sur ce qu’en disent les médias ont une vision unidimensionnelle de ce que c’était. Ils ne comprennent pas que c’est là qu’a vu le jour la majorité de la culture web. Son identité. Plein de mèmes. Le discours public. L’humour. Ce site était vil et intense, il attirait des êtres profondément blessés, qui se sentaient incompris. C’était comme une plongée profonde dans l’étrangeté humaine. Un dépotoir collectif de pensées réprimées. Et tout ce qui était viral remontait à la surface. Comme de la crème. Il y avait beaucoup de contenu sexuel. De langage dérogatoire. Mais c’était aussi un des seuls endroits où on parlait de kink. Il y a cette blague qui dit que si l’on a passé beaucoup de temps sur 4chan enfant, soit on est devenu néonazi, soit on est devenu cool et queer.»
Liara n’est pas devenue néonazie.
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Ce qui lie les deux autobiographies, ce sont les flottements, la manière sans fard de présenter les choses. «La majorité des Américains ne veulent pas - et ne savent pas - parler de sexualité ou de travail du sexe», nous confie Liara.
Mais elle, elle le sait.
Au fil des pages et des événements, elle le fait, sans enjoliver sa profession - qu’elle avoue en venir, momentanément, à détester. Comme les tournées: San Francisco, L.A., Toronto, Tokyo, Dubaï, Paris, Hong Kong, Washington.
Les descriptions de ses séances deviennent alors teintées d’ennui, d’épuisement, d’exaspération. Elle ne débat plus de l’utilité d’Ethereum avec son client préféré («Je suis une sceptique - il ne l’est pas»), mais note les creux, les répétitions, l’agacement, la fatigue. «J’ai rencontré un gars dans un restaurant vaguement romantique.» «Nous avons eu du sexe soporifique qu’il a pourtant trouvé phénoménal.» «Je me sens comme si j’avais une grippe intestinale, mais peut-être que c’est dû à l’étourdissement. Causé par l’agitation, la baise, le défilé interminable d’innombrables desserts affreusement sucrés.»
«Le travail du sexe peut être important et intense, remarque Liara. Ce n’est définitivement pas pour tout le monde; aucun travail ne l’est. D’ailleurs, comme pour la plupart des jobs, le boulot en lui-même est rarement le bout le plus intéressant. Ce qui l’est, ce sont les questions politiques qui l’entourent. Mes relations avec mes collègues, la transformation de mes anxiétés. Peu de gens comprennent l’aspect de guérison qui peut en faire partie. C’est du reste ce que j’aime: aider ceux qui ont des problèmes de connexion avec autrui, avec leur propre corps.»
Question connexion, elle confie vouloir s’adresser à des gens qui ne voudront pas la lire, qui se sentiront repoussés même. Elle souhaite leur faire comprendre les nuances de l’industrie. Comme les dangers de celle du sauvetage. Certaines de ses amies ont été «secourues» dans des opérations d’infiltration. Accusées de prostitution, elles ne peuvent même pas obtenir un emploi d’emballeuses à l’épicerie.
«Les gens ont la propension étrange à condamner ce qu’ils ne s’imaginent pas faire. Personnellement, me faire couper les cheveux est un acte beaucoup plus intime que de baiser. Je préfère avoir du mauvais sexe qu’une mauvaise coupe.»
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Whore of New York, c’est aussi l’histoire de cette ville où Liara Roux a grandi, entourée de camarades de classe qui avaient des manoirs et des jets privés. (Elle n’a réalisé que plus tard que de vivre dans l’Upper East Side, c’était quand même une chance.)
Cette ville qu’elle quittera plus tard, momentanément, pour San Francisco, «monoculture complète» où « tout est fait pour ceux qui ont fait leur fortune en tech: la gastronomie, l’art, les partys». Cette ville dont elle regrettera tant les fêtes technos dans les entrepôts, le métro, les gens qui ignorent tout le monde - et qu’elle dira retrouver, chaque fois, «comme un amant.» Cette ville où, elle le réalisera un jour, «tant de femmes de la scène littéraire et artistique étaient/sont des escortes».
Au départ, elle pensait appeler son livre Whore of Babylon. «Mais dans l’imaginaire populaire, New York est une Babylone moderne. J’aimais cette image.»
L’image que Liara dessine, la sienne, est celle d’une personne qui a l’impression de ne cadrer nulle part. «En écrivant, je m’étais résignée au fait que je ne serais jamais comprise, jamais saisie, que je ne réussirais jamais à m’intégrer à un groupe - mais que j’aimais ma vie. Dès que j’ai commencé à accepter ce fait, les gens autour de moi ont commencé à m’accepter aussi. Je crois que je devais quitter New York afin de réellement m’y sentir, un jour, à la maison.»
Cette ville, Marie Calloway en a également fait le décor d’une rare nouvelle parue après son retrait, en 2016, dans Playboy. Insipidities. Assise sur le plancher du bureau d’un homme rustre qui se prenait pour Don Draper, son héroïne y mangeait du steak saignant avec ses doigts. «New York est hideuse, écrivait-elle. Ses gens, encore pires. Y vivre, c’est comme être coincé dans une descente de coke éternelle. (…) À New York, elle veut toujours enfreindre les règlements parce qu’elle ne rentre pas dans le cadre. Parce qu’elle n’y arrive pas.»
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Liara, elle, écrit qu’elle n’arrive pas à faire en sorte que sa vie fonctionne «comme un programme informatique parfait, avec une logique limpide, aucun bogue, efficace, pur». En lieu et place de ce calme plat, elle énumère: la solitude. Les heures passées sur Reddit. Ses journées à l’église. Les partys pyjamas organisés par sa congrégation, lors desquels on enseignait aux filles à être «délicates comme des théières en porcelaine plutôt que vulgaires comme des tasses à café ou pire, des contenants en Styrofoam».
Elle raconte son père fan de Rush Limbaugh qui l’amenait aux rallyes du Tea Party, et qui alternait entre chaleur et colère. Son frère qu’elle aime même s’il aime vraiment Trump. Sa mère, autrefois glaciale et en retrait, qui surveillait toutes ses lectures - sauf une.
«C’est étrange que mes parents si conservateurs m’aient permis de lire un livre aussi osé que la Bible. Tant de gens oublient l’irrésistible volupté du Cantique des Cantiques.»
Sa mère qui n’a pas su la protéger comme elle l’aurait voulu contre les diagnostics fautifs, contre une certaine violence. Qui n’a pas tout de suite accepté qui elle était.
Son coming-out de travailleuse du sexe, Liara a d’ailleurs fini par le faire par le biais d’un article, publié dans Vice. Sur sa photo, elle porte un t-shirt sur lequel on peut lire les mots: “Sorry Mom”.
Après sa parution, elle a envoyé un lien vers son texte à sa mère.
Sa mère lui a renvoyé une vidéo d’animal cute.
De son enfance qui a laissé des traces, elle écrit: «Je ne vais pas faire semblant que cette autobiographie est une confession complète. Je dois garder un peu de mystère.»
Elle ne fait néanmoins pas impasse sur la cadence, sur l’ambiance, sur les instants marquants. «L’important, bien plus que tous les faits et les détails, c’était de capter un sentiment spécifique, dit-elle. La grammaire était moins cruciale pour moi que de faire couler les phrases de façon presque musicale.»
Parmi ces phrases, certaines reviennent. «Curieusement, tant de gens omettent que.» «C’est facile d’oublier que.» «Certaines personnes ne réalisent pas que.» Comme un désir de creuser sous la surface, de déterrer les nuances de nos croyances, de ne pas tout voir de façon monochrome. Et sa façon de voir les choses à elle? «Avec compassion. Pour tous. L’amour triomphe de tout. Ouain. C’est un peu quétaine. Mais je le pense vraiment.»
Si elle a peur d’une chose? «Que mon écriture blesse certaines personnes dont j’ai parlé dans mon livre. Je ne veux pas faire de peine inutilement. Mais il y en a d’autres que j’ai mentionnées et dont je me fous. Parce qu’elles sont horribles de toute façon.»
Parmi elles: le client qui l’a accusée de vouloir «voler sa semence». Sa prof de quatrième année qui ne comprenait pas la base de la science et de la formation des nuages. L’harceleur qui travaillait dans la division «sécurité» chez Google. «Chose qui lui a permis de m’espionner et de me talonner en ligne.» Il lui avait fait croire qu’il avait un handicap. Finalement il avait accepté de le révéler: il n’était pas très flexible. Liara résume: «Un idiot.» Le mot revient souvent dans le livre.
«Les cons condescendants convaincus d’être des génies sont la lie de l’humanité», tranche-t-elle. Certaines figures de l’alt-lit, précise-t-elle, en font partie.
Daphné B. en parlait dans le magistral Maquillée, du souvenir d’avoir porté autrefois, partout, un t-shirt clamant: «Je veux descendre en youtube les rivières de l’Amérique.» I want to youtube down the rivers of America. Dans sa note de bas de page, elle expliquait que la citation venait d’un poète issu de «l’alt-lit, une communauté littéraire informelle qui a vu le jour sur internet autour de 2011. Hétérogènes, les oeuvres alt-lit étaient toutefois traversées par le web social et son éthique diy. Secouée par de multiples scandales sexuels, la communauté s’est dissoute quelques années plus tard.»
Des années après que le mouvement ait connu sa gloire, le New Yorker expliquait:
«Cette écriture à vif tirait son essence de l’activité compulsive en ligne, de l’ennui urbain, des relations dysfonctionnelles (...) À l’époque, le style avait été rejeté pour son côté puéril et nombriliste. Ce qu’il était souvent. Mais les auteurs étaient aussi parmi les premiers à être confrontés à la présence constante de l’Internet.»
Liara le sait. Elle en faisait partie par la bande. Comme Daphné B., elle précise:
«Plusieurs figures majeures ont été accusées de viol et d’abus sexuels. Des hommes qui pourchassaient des proies se présentaient souvent comme des gardiens de quelque chose. Ils avaient une petite maison d’édition, une galerie d’art. Souvent, ça ne leur rapportait que peu ou pas d’argent. Mais ce qui les intéressait, ce n’était pas la richesse. C’était la renommée.»
C’est aussi dans ce cercle que Liara rencontre celle qui deviendra sa femme.
De leurs années ensemble, elle note qu’elles se mêlent en un magma, «une corvée aliénante, accablante». À la douleur de ses migraines se superpose celle des chicanes incessantes, de l’espace qui manque, des conflits au sujet des sous dilapidés, l’impression de suffoquer.
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En 2012, peu après qu’Adrien Brody soit devenu viral, Marie Calloway publiait dans Vice une autre nouvelle: Jeremy Lin. Dans son introduction, la rédaction du magazine prévenait: «Nous ne savons pas vraiment quoi penser de ce texte, mais nous l’avons lu d’un coup, au complet, ce qui n’est pas le cas de la plupart des histoires de 11 000 mots que nous recevons.»
Le texte était accompagné de la photo de Jeremy Lin, le joueur de basket. Mais la nouvelle ne parlait clairement pas du joueur de basket. Tout comme Liara Roux ne parle pas du joueur de basket dans son chapitre sur «les hommes horribles de l’alt-lit».
Derrière le pseudo utilisé par Marie Calloway, se trouve Tao Lin, l’écrivain et éditeur qui avait d’ailleurs publié Adrien Brody dans sa maison d’édition, Muumuu House. En quatrième de couverture du plus célèbre roman de Tao Lin, Taipei, Bret Easton Ellis l’avait qualifié du «plus intéressant styliste de sa génération».
Dans le même Taipei, les personnages ouvraient constamment leurs ordis, s’envoyaient des courriels, magasinaient chez Urban Outfitters, achetaient des noix de coco chez Whole Foods, volaient des choses chez American Apparel et traînaient leur ennui de fête en fête en fête en fête en descente de drogue. Leurs discussions ressemblaient souvent à «Je veux manger du spaghetti. Je vais te préparer des spaghettis. Mais je ne veux pas manger de spaghetti. Mais tu viens de dire que tu voulais manger du spaghetti.»
Dans la nouvelle qui portait le pseudo de son éditeur, Marie Calloway racontait les échanges qu’elle avait eus avec lui. Elle référait aussi aux commentaires de lecteurs reçus après la parution d’Adrien Brody qui la qualifiaient de dégradée, de désespérée, d’opportuniste, de lourdement influencée par la culture pornographique, de prostituée. Et puis les menaces de viol. De mort. L’incapacité d’écrire qui s’en est ensuivie. La page blanche. Les sentiments contradictoires.
«Toute cette “attention” virtuelle me draine et m’épuise - mais j’y suis également accro, avouait-elle. Je sens qu’il sera difficile pour moi d’écrire à nouveau - et de bien le faire - compte tenu de tout ce stress, de toutes ces attentes et de toutes ces perceptions que les autres ont de moi.»
Les perceptions et les insultes parcouraient what purpose did i serve in your life (sans majuscules, avant que cela devienne la norme dans les chansons pop), imprimées sur des égoportraits en noir et blanc:
Vipère.
Abrutie.
Femme épave.
«Marie Calloway me rend honteuse d’être une fille vingtenaire qui écrit.»
«Je veux voir son corps froid à la morgue.»
«Je veux qu’elle s’étouffe et qu’elle meure en mangeant des feuilles de kale.»
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Dans les pages de Whore of New York il y a ce passage, glissé entre les anecdotes de vie de Liara Roux. Cette évocation d’une session «en double». Liara n’a jamais vu la collègue avec laquelle elle est jumelée ce soir-là. En la rencontrant, elle a un choc. Cette femme, Zazie, elle la reconnait. Elle était fascinée par ses écrits autrefois, quand Zazie avait une notoriété sur la scène littéraire new-yorkaise. «J’admirais ses résumés dévastateurs et à peine voilés de ses interactions avec des écrivains connus. Que ma première session en duo soit avec celle qui avait inspiré, en partie, mon intérêt pour le travail du sexe m’a semblé si élégant.»
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, et pour lire nos parutions précédentes, suivez-nous sur Instagram au @nouvellesintimes et abonnez-vous au nouvellesintimes.substack.com. Des commentaires, des questions, une histoire à nous partager? Écrivez-nous au nouvellesintimes@gmail.com.