Les clients des travailleuses du sexe: au-delà du plaisir sexuel
«Je passe la Saint-Valentin avec mon épouse, mais je donne des cadeaux aussi aux femmes qui me laissent me reposer. Je ne serais pas un meilleur mari, si j’arrêtais de payer des escortes.»
Par Mélodie Nelson
Alors que les escortes sont imaginées comme des nymphomanes au cœur d’or, tatouées d’abus, avec les seins plus faux que leurs orgasmes, les clients sont aussi la proie d’idées préconçues.
Le sociologue Lilian Mathieu retrace que, dans le discours populaire contre le travail du sexe, les clients sont vus comme des «monstres ordinaires». Dans les parutions médiatiques du Mouvement du Nid, une association prohibitionniste française, d’inspiration catholique, Mathieu montre que les gens ayant recours aux services sexuels tarifés sont perçus comme des «hypoévolués au point de vue sexuel et affectif et souvent, par surcroît, névrosés ou déséquilibrés» et comme des «désengagés affectifs» pour qui « la volonté de domination» serait l’unique raison de fréquenter des travailleuses du sexe.
Pourtant, au-delà du plaisir sexuel et des activités encouragées par un consentement mutuel, les travailleuses du sexe donnent aux hommes et aux femmes qui les rencontrent la possibilité de se sentir mieux. Ce n’est pas une obligation: la santé mentale des autres n’est pas la responsabilité des personnes payées pour leur présence et leurs étreintes plus puissantes que les crèmes qui retardent les éjaculations.
Pourtant, plusieurs clients témoignent de ce qui dépasse un fantasme, comme des travailleuses du sexe racontent qu’elles gagnent plus que le montant de leur loyer, à connaître la peau d’inconnus.
«Une vie complète de rejets» repoussée grâce à une relation tarifée
En 2008, sur le blogue Letters from Johns, la journaliste Susannah Breslin avait encouragé les clients à se dévoiler. Un parlait de sa vie sexuelle moins palpitante avec son épouse depuis la naissance d’un enfant. «Je ne la trompe pas émotionnellement, mais physiquement. Ce qui m’excite, c’est d’être avec quelqu’un qui est excité par mon plaisir.»
Un autre révèle qu’il s’est toujours senti prisonnier de son corps, «un corps que je déteste». Handicapé, il sent que son corps conspire contre lui. Dans un bordel, il estime qu’il a vécu l’expérience la plus agréable de sa vie. «Une escorte m’a fait sentir en sécurité et confiant. Avoir une relation sexuelle avec elle, même si j’ai dû payer, a enfin repoussé une vie complète de rejets.»
Dans l’autobiographie graphique Paying for It, publiée en 2011, Chester Brown évoquait aussi le pouvoir sur son estime de soi de certaines de ses moments avec des escortes. Même si le titre rappelle plus ou moins consciemment les conséquences légales et morales de payer pour des rencontres tarifées, le bédéiste rejette toute notion de culpabilité dans son œuvre, dès qu’il monte sur sa bicyclette en direction d’une rue populaire auprès des professionnelles de la fellation.
Tout en critiquant la cellulite et le poids de certaines femmes qu’il paie, révélant le côté pervers d’une activité de consommation, il juge que ces expériences sont honnêtes, simples, naturelles.
Après sa première relation sexuelle avec une travailleuse du sexe, il élabore qu’un fardeau trainé depuis l’adolescence, celui de l’institution de la monogamie et du romantisme, a disparu. Il se sent à la fois extatique et transformé. «Je pense qu’il est possible que payer pour du sexe mène à une sensibilité émotionnelle plus grande, du moins chez certains johns.»
Le scénariste, auteur et comédien David Henry Sterry s’est aperçu de la stigmatisation entourant les clients quand il a voulu leur donner la parole, en 2013, dans son livre Johns, Marks, Tricks and Chickenhawks: Professionals and Their Clients Writing About Each Other.
Dans une entrevue à Rumpus, avec Antonia Crane, une journaliste, danseuse et militante pour la défense des droits des travailleuses du sexe, Sterry raconte qu’il a déjà été un dépendant sexuel. «Parce que j’ai vendu des services sexuels plus jeune, et parce que j’ai déjà eu des clients bêtes avec moi, je voulais être extra gentil. Je voulais être le client le plus gentil. Je ne voulais pas non plus qu’elles fassent un travail si elles étaient inconfortables.»
Il se souvient avec émotion d’une travailleuse du sexe qui avait écrit son prénom et son numéro de téléphone sur le mur de sa chambre, en y ajoutant aussi une étoile.
Des besoins autres que l’amour et l’orgasme
Il y a près de cinq ans, Naïma s’est confiée à moi sur ses rapports avec des escortes. Mariée depuis plus de vingt-cinq ans, elle ne s’est jamais questionnée sur son orientation sexuelle avant ses quarante ans. «J'étais malheureuse parce que je ne voulais pas vieillir sans me connaître complètement.» En contactant des escortes, elle ne cherche pas l’amour.
«Les femmes que je rencontre sont indépendantes, fortes, intelligentes et gèrent leur travail comme bien des gens le font dans d’autres industries. Elles ne sont pas des victimes. Je rencontre des femmes libres. L’escorte que je vois régulièrement me fait du bien, pas juste dans mon corps, mais aussi dans ma tête. On parle de recettes culinaires quand on est en cuillère. On parle aussi de plein de choses qui n’ont rien à voir avec le sexe. Moi, c’est ça que je recherche. Un rapport réel, complice.»
Christian, un autre client, révèle l’importance de l’expérimentation dans sa recherche de satisfaction. «J’avais beaucoup de problèmes émotionnels et relationnels en lien avec des sentiments de répression sexuelle. Voir des travailleuses du sexe m’a donné un espace sécuritaire pour explorer ma sexualité.» Il indique qu’à un moment, même les conversations sur le sexe le rendaient extrêmement inconfortable. «Ça me donnait de l’anxiété, de penser que des personnes pouvaient croire que j’avais des envies sexuelles. Je n’initiais pas de relations sexuelles avec mes partenaires.»
En devenant un client, il a approfondi ses limites et sa curiosité. «J’ai eu des rapports à trois et participé à une orgie. Ça m’a réconforté sur ma sexualité. J’ai découvert que j’avais un côté exhibitionniste. À l’extérieur de mes expériences dans l’industrie, j’ai eu du sexe anal et beaucoup de sexe sur écran, avec je ne sais pas combien de personnes qui regardaient. J’ai presque pu avoir un trip à trois avec une femme et un homme, mais la pandémie en a forcé l’annulation.»
Une vie conjugale pas menacée par des services payés
Pour Jean-Philippe, l’importance de travailleuses du sexe dans sa vie a plutôt aidé son couple. «Je ne veux pas forcer ma femme. Elle n’est pas intéressée par le sexe. Je choisis des escortes indépendantes, avec qui je peux avoir une relation à long terme, basée sur tout ce que notre imagination peut nous permettre. Je les respecte. Je passe la Saint-Valentin avec ma femme, mais je donne des cadeaux aussi aux femmes qui me laissent me reposer. Je ne serais pas un meilleur mari, si j’arrêtais de payer des escortes.»
L’ennui conjugal est évoqué également par Benoit. «Je suis dans la quarantaine. Je me sens jeune et vieux. Je suis marié depuis vingt ans. Je n’ai pas eu beaucoup d’expériences, avant ma femme. Je l’aime encore, mais nous n’avons plus les mêmes envies. Je ne me cherche pas d’excuses. Je vois des escortes et des masseuses pour sentir de quoi encore. Je me sens attirant après une rencontre. Elles me font sentir bien et plus léger.»
Un divertissement reposant
Lorenzo se dit chanceux du divertissement proposé par les travailleuses du sexe. «Elles trouvent des façons amusantes de nous faire oublier nos préoccupations quotidiennes. Je pense particulièrement à l’une d'entre elles qui peint des toiles, les fesses à l'air, sur OnlyFans. Durant la pandémie, loin des gens que j’aime, le travail du sexe m'a permis d'avoir du plaisir sans trop réfléchir. Ça m'a également permis d'oublier la folie extérieure. De simples conversations, par courriel ou par téléphone, font une grande différence. Pas toujours besoin d'être sexuelles pour être efficaces. On oublie souvent qu’il n’y a pas que le sexe.»
Ryan renchérit : «Souvent c’est un remède, une fuite. Je peux enfin être moi-même ou quelqu’un de complètement différent.» Quant à Tristan, il reconnaît ce qui le préoccupe: «Si j'ai des envies ou des besoins physiologiques qui ne sont pas satisfaits, à long terme je peux devenir moins tolérant. Plus irascible. Avoir plus de difficulté à me concentrer.»
Les travailleuses du sexe savent qu’elles procurent à leurs clients plus que des gémissements. Sur le site d’une association de professionnelles du Royaume-Uni, il est même spécifié qu’être belle n’est pas suffisant pour réussir.
«Pour garder vos clients, il est important de connecter émotionnellement avec eux. Souvent, nous ne comprenons pas leurs raisons de nous engager. Nous concluons que les clients veulent du sexe, mais il y a plein de raisons pour lesquelles les hommes ont recours à des agences d’escortes ou à des escortes indépendantes.»
*Les prénoms ont été changés pour protéger l’identité des personnes concernées.
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