Chris Rock se moque aussi des strippers
«Nous nous tournons vers les travailleuses du sexe pour satisfaire nos désirs derrière des portes closes, mais nous tournons le dos à leur besoin: celui d’être vues comme des êtres humains.»
Texte par: Mélodie Nelson
Le 27 mars, Chris Rock a lancé une blague sur Jada Pinkett Smith, lors de la cérémonie des Oscars. Je n’ai pas écouté. Avant cette blague qui s’est terminée avec une gifle de la part de Will Smith, je connaissais surtout Chris Rock pour une autre blague.
Une contre les danseuses, qu’il diminuait.
Les travailleuses du sexe sont perpétuellement la cible des humoristes, sans que ce soit dénoncé. Des célébrités comme Tina Fey et Anna Kendrick se permettent de militer en tant que féministes, tout en multipliant les blagues sur des escortes traumatisées ou tuées.
En 2017, sur le site anglais Chortle, une travailleuse du sexe avait écrit sur le sujet. Elle en déduisait que pour les humoristes, les travailleuses du sexe n’étaient pas dans les salles de spectacles. «Les comédiens, tout comme le public en général, ne pensent pas que des travailleuses du sexe se trouvent devant eux. Nous sommes invisibles. S’ils pensent à nous, c’est en tant qu’entités anonymes, comme les photos dans les journaux : des femmes sans visage à un coin de rue sombre, penchées vers une voiture.»
Elle déplorait une publication de la comic Janey Godley, qui devant la misogynie de certains spectateurs face à des femmes humoristes, avait proposé que des clubs spéciaux soient réservés aux hommes. Ainsi, ils pourraient laisser libre cours à toutes leurs envies de violence auprès de personnes perçues comme pas tout à fait femmes pas tout à fait humaines, les travailleuses du sexe.
«Je voudrais que quelqu’un ouvre un énorme club de danseuses à Glasgow, pour que des groupes gigantesques d’hommes furieux s’y rendent et crient leur haine des femmes. Comme ça, ils ne se rendraient pas dans des comedy clubs. Vous êtes en train de demander aux femmes humoristes d’accepter l’abus, parce que vous récoltez du profit de ces groupes d’hommes à la mentalité si déviante qu’ils devraient récolter une somme d’argent pour engager une pute et la tuer, en s’y prenant chacun leur tour pour lui donner des coups dans une ruelle sombre.»
Les travailleuses du sexe, comme poupées gonflables poupées à gonfler de plaies à la place des femmes décentes.
Dans cet article de Vice Québec, publié en 2018 et republié pour Nouvelles Intimes, je rappelais les conséquences de la violence des blagues de Chris Rock et de Tina Fey. Ce n’est pas un appel à la censure : simplement à être plus drôle, sans déshumaniser des personnes qui en ont assez d’enterrer les leurs, littéralement.
Tout comme porter une jupe courte, accepter un verre ou marcher à minuit dehors, être escorte n’est pas une invitation à la violence, même si Guy Nantel l’a prétendu, lors d’un spectacle d’humour. «On n'est pas en train de dire que c'est correct de violer une prostituée, mais quand on parle de consentement sexuel, le bout où ça pourrait être l'emploi de la fille de coucher avec le monsieur a quand même rapport dans l'histoire. C'est comme apprendre que mon chum a mangé une volée dans un bar, tu vas capoter. Mais si mon chum, c'est le doorman de ce bar-là, on va s'entendre que son emploi l'expose un peu plus aux claques sur la gueule», disait-il, perpétuant l’idée que l’argent annule la notion de consentement.
Il y a une guerre contre la porno et les humoristes sont aux premières lignes
Les pornstars en ont marre d’être l’objet de blagues et d’humiliation publique.
«Il y a une génération entière d’enfants dont le premier souvenir de leur président est celui d’un homme qui soutient les agresseurs d’enfants, les batteurs de femmes, le piratage russe et les pornstars. C’est notre responsabilité d’en faire un souvenir et non une constante. Nous avons tous une obligation morale.»
C’est ce que Chelsea Handler, une humoriste, animatrice et partisane enthousiaste et reconnue d’Hillary Clinton et de la vodka Belvedere, a écrit sur Twitter le 10 février 2018. Le lendemain, l’humoriste devenu réalisateur Judd Apatow se permettait lui aussi de critiquer Trump et l’industrie pornographique en même temps. «Trump est pro-agression sexuelle, anti-environnementaliste, pro-pornstars, anti-droits des femmes, anti-soins de santé pour tous, pro-Poulet Frit Kentucky, anti-lecture, anti-exercice, pro-violence conjugale, pro-camp de Guantánamo, anti-sécurité des armes à feu, pro-attrapage de chattes.»
Être déesse du foutre et punchline pour humoristes
Les actrices de films pornographiques ont l’habitude d’être utilisées comme punchline par des humoristes et d’être incomprises et jugées. Chris Rock, dans son spectacle Never Scared, rapporte qu’il a réalisé que son rôle en tant que père était de garder sa fille loin des poteaux de danseuses, ajoutant que, «si ta fille est une danseuse nue, tu as tout raté».
L’actrice, auteure et réalisatrice Tina Fey semble également obsédée par les travailleuses du sexe. Dans son livre Bossypants, elle décrit l’odeur déplaisante de l’eau du robinet : «Comment puis-je décrire ça? C’est comme si tu faisais bouillir 10 000 œufs dans l’eau du bain d’une prostituée.» Dans un monologue pour Saturday Night Live, elle a déjà traité de «whores» les petites copines de Hugh Hefner, tout en soulignant qu’il ne faut pas condamner ces femmes-là «qui ne font pas ça pour l’argent, mais parce qu’elles ont toutes été agressées sexuellement par un ami dans la famille».
Dans un épisode de la saison 5 de 30 Rock, une émission que Tina Fey produit, un personnage blague sur la mort de danseuses : «C’est ici qu’on célébrait des départs à la retraite. Il doit y avoir plein d’os de danseuses nues sous le balcon.»
Même Tina Fey s’en confesse dans le numéro du magazine Vanity Fair du mois de janvier 2009 : elle adore utiliser les danseuses pour ses propres numéros d’humour. «J’adore les imiter. Mais l’idée de vraiment y aller? Je pense que nous valons tous mieux que ça. Cette industrie devrait mourir.»
Susane Shepard, une danseuse américaine, faisait déjà remarquer en 2011, sur le site Tits and Sass, que ce genre de blagues déshumanisaient les travailleuses du sexe aux yeux du public. Elle écrivait qu’être vues comme des citoyennes de seconde zone les rend plus vulnérables aux crimes violents. L’acteur et réalisateur de films érotiques Mickey Mod a fait un lien semblable à la suite du tweet de Chelsea Handler. «À quel moment reconnaîtrons-nous la stigmatisation des travailleurs du sexe comme complice dans la mort de ceux que nous avons perdus? Votre honte est notre mort», a-t-il écrit à l’intention de l’animatrice de Chelsea sur Netflix, avant de renchérir que «Nous [les pornstars] offrons un divertissement légal que les comédiens ont utilisé depuis des décennies pour s’enrichir. Nous sommes en 2018 et votre stigmatisation des travailleurs du sexe est lassante et pathétique.»
Les blagues et le mépris complices de la mort des actrices pornos
En trois mois, les pornstars August Ames, Yurizan Beltran, Shyla Stylez, Olivia Nova et Olivia Lua sont décédées. Les circonstances de leurs décès sont toutes différentes – August Ames, qui avait déjà évoqué ses troubles mentaux, s’est pendue après avoir souffert d’intimidation en ligne à la suite d’une remarque jugée homophobe; Yurizan Beltran et Olivia Lua sont chacune mortes d’une surdose; Olivia Nova a succombé à une infection urinaire qui avait atteint ses reins; et les causes du décès de Shyla Stylez, morte dans son sommeil, dans la maison de sa mère à Calgary, n’ont pas été dévoilées publiquement.
Pour Vex Ashley, en entrevue avec Dazed, l’industrie de la pornographie est plus diversifiée et complexe que les spectateurs peuvent le croire, et elle n’a pas causé la mort des actrices. «Le vrai problème, c’est que nous considérons la porno et les personnes qui y performent comme culturellement et moralement sans valeur, jetables. Quand nous entendons parler de la mort d’actrices, les gens blâment évidemment l’industrie. Ce que nous devons vraiment faire, c’est travailler à réduire la stigmatisation liée à cette profession.»
Rosie Hudson, qui fait son doctorat sur la pornographie, affirme aussi à Dazed que ce qui crée le plus de dommages, c’est le manque de soutien et la stigmatisation auxquels les travailleuses dans l’industrie de la porno font face. Susannah Breslin, une journaliste qui s’intéresse depuis une dizaine d’années à tout ce qui est en lien avec l’industrie du sexe, assène que la pornographie n’est pas le problème. «Le problème, c’est les consommateurs de porno. Nous regardons des films pornos piratés au lieu de payer. Nous nous tournons vers les actrices pour satisfaire nos désirs derrière des portes closes, mais nous tournons le dos à leur besoin : celui d’être vues comme des êtres humains.»
Bannir la porno pour éradiquer les problèmes du monde entier
Au lieu de les voir comme des êtres humains, capable de consentir à autre chose que des relations sexuelles la lumière fermée, un chroniqueur du New York Times, Ross Douthat, préférerait tout simplement bannir la pornographie. Selon Douthat, dans un monde sans porno, les hommes deviendraient plus respectueux. La pornographie leur apprend à être «irrités, furieux, sans motivation, à la recherche de possibilités sans précédent de gratification sexuelle et frustrés que les vraies femmes soient moins disponibles et plus compliquées que la version présentée sur leur écran».
Gracia Bijoux, une escorte montréalaise, soutient qu’un double standard existe dans le milieu du divertissement. L’industrie pornographique est rapidement blâmée pour le sort des femmes qui y travaillent, alors que, lorsque les agressions sexuelles du producteur Harvey Weinstein sont discutées dans les médias, il n’y a personne pour blâmer Hollywood ou les films romantiques de corrompre toute la jeunesse d’aujourd’hui. «Personne ne parle de la gentillesse et de la servitude des princesses Disney qui se soumettent à leur prince, même quand le prince est une grenouille ou une bête monstrueuse et toujours en colère. La porno n’a rien inventé niveau domination.»
La valeur des actrices pornos ne réside ni dans leur mort ni dans une double pénétration anale
Alors que le mari de feue August Ames proclamait, pendant un discours lors de la remise des prix Adult Video News Awards, le 27 janvier 2018, qu’il ne devrait plus jamais y avoir autant de jeunes femmes décédées à qui rendre hommage, l’actrice Kayden Kross l’écoutait et se répétait que les actions de ces filles mortes ne signifiaient rien dans la culture populaire.
«Nous sommes conscientes que notre travail fait l’objet de moqueries. Nous savons que pour le monde extérieur, cette remise de prix ne vaut rien, a-t-elle écrit pour le site Monster Children. Mais dans cette pièce, ça signifie quelque chose. Pour ces filles mortes, ça a déjà signifié quelque chose. Ce que nous faisons est très personnel, et rien de personnel n’est superficiel. Notre travail est humain, quotidien, acharné, et nous savons ce que le monde extérieur voit, mais, plus important encore, nous voyons tout ça de l’intérieur.»
En pleurs ou en rage, les travailleurs de l’industrie du sexe – Jizz Lee, Jenna Jameson, Sovereign Syre, Jessica Drake, Lee Roy Myers, Conner Habib, entre autres – ont manifesté leur désaccord sur les réseaux sociaux avec les propos humiliants de Chelsea Handler et de Judd Apatow. Ce dernier s’est rétracté sur Twitter, précisant qu’il était seulement en désaccord avec les pornstars si un homme avait une relation sexuelle avec l’une d’entre elles après être devenu père, «sauf si ta femme et ton enfant sont d’accord avec ça». La valeur des actrices pornographiques ne devrait toutefois pas être réduite au montant d’une scène de bukkake ou à un trophée AVN. Elle devrait être réaffirmée au sein de la société et ne plus être une source constante de blagues morbides.
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C'est TRÈS intéressant, et tout à fait à propos ce texte-là.
Was a fan of many of the women you mentioned in this article.... So heartbreaking. Thanks for shedding some light on this issue we should all care about. ❤️