Un homme qui porte le orange
Retour sur les positions dénoncées d’un député de Québec Solidaire, qui avance des idées sur le travail du sexe qui ne sont pas celles du parti.
Photo : gracieuseté du RAPSIM
Texte par: Mélodie Nelson
C’était il y a deux ans, le 17 décembre, la journée internationale contre la violence perpétuée contre les travailleuses du sexe, et Alexandre Leduc, le député d’Hochelaga-Maisonneuve, s’insurgeait sur les réseaux sociaux.
Sous les mots «Travail du sexe : l’abolitionnisme tue», déployés par des colleureuses de Collages Féminicides de Montréal, Leduc se permettait de trouver insupportable l’expression utilisée. «Je trouve ce message particulièrement violent et erroné. On peut être en désaccord avec certains arguments ou avec l’idéologie complète de l’abolitionnisme, mais cette pensée politique n’a jamais tué personne. Ce qui tue, ou plutôt ceux qui tuent, sont les clients et les proxénètes.»
Pourtant, Amnistie internationale ainsi que Human Rights Watch, après des études extensives dans plusieurs pays, en sont venus à des réflexions différentes que celles du député, dont la qualification principale reposerait sur le fait qu’il a siégé à la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs.
Human Rights Watch indique que la criminalisation expose au contraire les personnes dans l’industrie à plus de viols, d’extorsions et de meurtres. «HRW supporte une décriminalisation complète plutôt que le modèle nordique, parce que les recherches montrent que c’est une approche plus efficace pour protéger les droits des travailleuses du sexe. Le modèle nordique est attirant pour certains politiciens, car il semble être un compromis pour condamner les clients. Cependant, parce que le but de ce modèle est d’abolir le travail du sexe, c’est en fait plus difficile pour les travailleuses de trouver un espace sécuritaire de travail, de se syndiquer, ou même juste d’ouvrir un compte bancaire. Ça stigmatise et marginalise les travailleuses, et accroit leur vulnérabilité à la violence et aux abus.»
À l’époque, j’avais écrit à Leduc. «Utiliser un tel espace, en tant qu’homme cis et homme de pouvoir qui ne connait pas cette violence, et qui la nie, est une agression.» Je l’avais par la suite invité en privé à une discussion. Léonardo Munoz, son attaché politique, m’avait alors répondu. «Le député s’excuse, mais ne pourra pas vous rencontrer. Plusieurs dossiers apportent une grande charge de travail, notamment l’itinérance. Nous vous remercions d’avoir pris le temps de nous contacter.»
J’avais alors simplement ajouté que je restais ouverte à toute discussion dans l’avenir, parce que je croyais beaucoup aux échanges pour faire avancer les enjeux sociaux importants.
Depuis, Québec Solidaire n’a jamais répondu à une interrogation de ma part concernant une clarification de leur position sur le travail du sexe. Et Alexandre Leduc parle de stérilisation des chats pendant sa campagne actuelle, mais pas de travail du sexe.
L’auteurice Julien Guy-Béland l’a remarqué.
…
Guy-Béland a dénoncé sur les réseaux sociaux et dans une lettre ouverte cette hypocrisie et ce silence entourant une question qui touche pourtant les résidents du quartier de Leduc. Iel a accepté de nous parler de sa démarche, comme une quête pour faire cesser les faux-semblants et foudroyer les privilèges d’élus qui ne s’enquièrent pas des besoins de l’ensemble de leur communauté.
Comment avez-vous pris connaissance de la position d’Alexandre Leduc et de ses biais importants liés au travail du sexe?
J’étais allé chercher des antibiotiques et, devant la pharmacie, il y avait un homme qui se filmait en train de parler. Je pensais que c’était Guy Nantel. Turns out que c’était Alexandre Leduc qui commençait sa campagne. J’ai fait une story sur Instagram pour expliquer le quiproquo, que je trouvais drôle, et une connaissance m’a répondu : « Tu sais qu’il est en couple avec l’une des autrices de Faire corps. »
Je me suis demandé comment, étant donné la radicalité des positions anti-travail du sexe de sa conjointe [Martine B. Côté] , Alexandre Leduc arrivait à s’accorder avec ce que son parti prétend faire pour les travailleur·euses du sexe et les personnes qui échangent des services sexuels. Bien vite, j’ai réalisé que, durant son premier mandat, il n’y est pas arrivé. QS dit pourtant reconnaître que «les personnes prostituées ou les travailleuses du sexe» doivent être «les principales actrices du changement qu’elles souhaitent».
Il paraît que c’est un secret de Polichinelle, pour les militant·es de QS du quartier et pour les organismes pro-tds, qu’Alexandre Leduc est anti-travail du sexe.
Moi, j’avais voté pour lui la dernière fois, en ne le sachant pas. Je voulais voter QS pour voter un peu à gauche. Avec le système électoral qu’on a, je pense qu’on est beaucoup à voter comme ça.
D’ailleurs, j’ai l’impression qu’Alexandre Leduc s’est surtout fait élire parce que c’est un homme qui porte le orange.
Pourquoi vous préoccupez-vous des droits et de la représentation des tds?
Pour plusieurs raisons, mais d’abord celle-ci : c’est un enjeu que les paradigmes légaux et sociopolitiques nous empêchent de traiter avec nuance et sérieux. Socialement, nous avançons donc peu et trop lentement à ce sujet. Contrairement à ce que les abolos veulent nous faire croire lorsqu’iels se victimisent, la posture pro-tds n’est pas à la mode, du moins pas du côté du pouvoir.
Quelles ont été vos réactions en lisant le livre Faire Corps? [Le livre Faire Corps est un plaidoyer pour l’abolitionnisme signé par Martine B. Côté et Véronique Côté. Une pièce, La Paix des femmes, a d’ailleurs été tirée de cet essai, et sa présentation à La Bordée a vivement été critiquée par des travailleuses du sexe.]
Les autrices dédient le livre à leurs filles, et débutent avec deux citations qui ne parlent pas de travail du sexe ou de prostitution; deux citations à travers lesquelles Martine B. Côté et Véronique Côté tentent de légitimer le fait qu’elles vont aborder une problématique qui ne les concerne pas directement.
La première va comme suit : «La condition de possibilité pour le rétablissement d’une humanité commune, c’est justement que la compréhension ne passe pas par l’identité des vécus. C’est qu’on n’ait pas besoin de vivre quelque chose pour le comprendre, et même pour compatir.»
C’est vrai qu’on gagne à s’intéresser à ce qui ne nous concerne pas directement, mais le commun et l’empathie ont le dos large quant à moi, dans les débats à propos de l’appropriation en art et en culture. Oui «on peut parler de tout», mais l’un des problèmes des artistes et des écrivain.es qui s’approprient des vécus, c’est qu’iels n’arrivent pas à s’intéresser aux réalités qui les dépassent en se décentrant suffisamment pour rester réellement à leur écoute. Ça donne souvent des œuvres peu intéressantes, voire insensibles et qui font violence.
Le fait que B. Côté et Côté motivent en partie leur abolitionnisme en parlant de leurs filles est symptomatique d’une telle posture; qui se sent aussi à travers d’autres aspects du livre, par exemple lorsqu’elles surinterprètent les témoignages de personnes concernées et lorsqu’elles utilisent des termes sensationnalistes et exotiques pour décrire le quotidien des personnes qui échangent des services sexuels.
C’est peu pertinent de mettre ces enfants-là à l’avant-plan. Ce n’est pas leurs vies qui sont d’abord mises à risque par les politiques rétrogrades concernant les échanges de services sexuels. Alexandre Leduc a repris la même rhétorique lorsqu’il a abordé les échanges de services sexuels dans le cadre de ses fonctions de député durant son premier mandat; il a répété avoir peur pour sa fille. Je ne doute pas de la véracité de ces inquiétudes, à la limite je compatis. Mais en formulant la problématique comme ça, Alexandre Leduc priorise ce qu’il perçoit comme les besoins d’une personne qu’il paterne, au détriment des besoins des personnes directement concernées.
Faire corps et La paix des femmes sont les produits d’une commande passée par le directeur du théâtre La Bordée, Michel Nadeau, qui ne connaît rien en matière de «prostitution», à Véronique Côté, qui ne connaissait rien en matière de «prostitution» avant de recevoir cette commande.
Que ce soit présenté depuis sa parution comme un ouvrage particulièrement éclairant sur la polémique qui divise les pro-tds des anti-tds montre bien que, socialement, on ne parle pas de ce sujet de manière sérieuse.
Quelle a été votre démarche en lien avec la position d’Alexandre Leduc, qui est irréconciliable avec celle de Québec Solidaire?
J’espérais une mise au point rapide, simple et publique d’Alexandre Leduc; qu’il promette de ne plus faire la promotion d’idéologies anti-travail du sexe à travers sa page de député, et qu’il s’engage à se retirer des débats internes et externes à propos des échanges de services sexuels, puisqu’il y est en conflit d’intérêts, étant donné que Martine B. Côté fait carrière en militant pour l’abolitionnisme (sa famille profite donc concrètement de la montée de l’abolitionnisme). Je comprends maintenant que j’étais naïf.
Dès le début, son équipe a essayé d’étouffer l’affaire, ou de la minimiser. Des membres ont voulu me rassurer en me présentant des arguments douteux, qu’iels semblent avoir répétés à la journaliste Émilie Clavel.
L’équipe d’Alexandre Leduc a notamment essayé d’instrumentaliser sa relation avec Stella, en me disant qu’il était celui qui «avait tenu» à ce que l’organisme soit invité à la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs. Ça m’a semblé une affirmation curieuse, et il semblerait que c’était un mensonge. Nous avons effectivement décidé d’écrire la lettre lorsque son équipe a commencé à répéter la réponse toute faite que : «Alexandre a respecté la ligne de parti de Québec Solidaire en matière de travail du sexe».
En plus de contacter des journalistes, nous avons essayé de contacter des gens qui auraient pu aider les électeur·ices d’Hochelaga à voter de manière plus éclairée en partageant certains détails de l’histoire, c’est-à-dire des gens qui militent beaucoup sur leurs réseaux présentement et qui ont une tribune considérable. Leurs réponses ont été, plus souvent qu’autrement, décevantes. Beaucoup de personnalités ont de la difficulté à prendre la parole lorsque ça les met le moindrement à risque.
Qu’est-ce que ça représente, selon vous, que Québec Solidaire ne force pas son candidat à adopter la ligne du parti et ne commente pas l’affaire? Comment réagissez-vous devant le silence et le manque de transparence et de cohérence de Québec Solidaire?
J’ai l’impression que le parti commence à être trop stratégique trop tôt, et que QS oublie ce qui a contribué à mousser sa popularité lors des précédentes campagnes, c’est-à-dire l’honnêteté de ses porte-paroles lors de leurs apparitions publiques.
Qu’espérez-vous comme aboutissement?
J’espère qu’Alexandre Leduc va comprendre qu’il a fuck up, et adopter une position plus nuancée à propos du travail du sexe et des échanges de services sexuels dans l’éventualité d’un deuxième mandat. Pour le bien-être des travailleur·euses du sexe et des personnes qui échangent des services sexuels d’Hochelaga-Maisonneuve et de partout au Québec. Je ne me fais pas d’illusion : presque personne ne parle de cet enjeu. S’il le veut, Alexandre Leduc pourra éviter le sujet.
Soit QS évalue mal la réalité d’Hochelaga-Maisonneuve, soit iels sont sans scrupule et essayent de nous en passer une. Les vies des travailleur·euses du sexe ne sont pas des enjeux marginaux ici. Qu’Alexandre Leduc n’ait même pas prévu aborder ces questions durant sa campagne, avant même que cette controverse éclate, déjà là, ça cloche. Ce devrait être important pour lui et pour le parti d’en parler. J’espère au moins que cette prise de parole citoyenne leur aura fait comprendre cela.
Est-ce que ça a changé votre perception du parti et même potentiellement vos intentions de vote?
Oui. Dans mon cas, il y a eu cassure, et je ne suis pas sûr qu’elle soit réparable.
Je votais QS depuis l’âge de 18 ans. Je vais avoir 33 la semaine prochaine.
Je sais qu’il y a une division à l’intérieur du parti. Mais, à voir comment la direction de QS gère ça présentement, je ne pense pas que le parti évolue dans la bonne direction. J’espère me tromper. Je ne m’attends pas à un mea culpa après la campagne, mais j’espère que le parti s’arrangera pour qu’une telle situation ne puisse plus arriver, par exemple : en établissant des mesures concrètes qui clarifieront sa position sur les échanges de services sexuels, et en n’envoyant plus Monsieur Leduc siéger sur des commissions qui traitent, de près ou de loin, de cette question.
Avez-vous des exemples de réactions que vous avez appréciées, à la suite de votre dénonciation?
Je suis peut-être trop près des faits, et trop fatigué pour les voir. Mais, pour l’instant, non. Hormis le fait que nous avons récolté beaucoup de signatures, je vis surtout de la déception et de la désillusion. J’espère, au moins, que les nombreuses signatures auront donné un levier de négociation aux organismes directement concernés, qui s’impliquent dans Hochelaga-Maisonneuve depuis bien avant la venue d’Alexandre Leduc.
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Quelques mois après mon altercation avec Leduc, le Réseau d'aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM) et ses membres investissaient l'espace public avec une action qui s’intitulait «L’itinérance, une infraction?». C’était un appel à la mobilisation, la réalisation essentielle que Montréal se devait d’être pour tous et pour toutes. Devant l’organisme Dopamine, situé dans Hochelaga-Maisonneuve, une travailleuse du sexe en carton rappelait que si l’itinérance est un sujet de prédilection pour les politiciens de gauche, elle se présente aussi à l’intersection d’autres enjeux, comme celui du travail du sexe, pourtant absent de la campagne actuelle.
Actuellement, je ne suis pas naïve face à la résistance de certaines personnes, mais je suis enthousiaste et impressionnée par la vigilance de Julien Guy-Béland. J’ai envie de répliquer qu’il faut rester solidaires des personnes qui vivent des oppressions, dans une ville marquée et parcourue par des mannequins représentant les multiples visages de l’itinérance.
Restons solidaires, mais sans parti, malheureusement, qui se mobilise pour reconnaître la pertinence de se battre pour les droits des travailleuses du sexe.
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