Un bordel de poupées
Est-ce que les robots amènent à oublier le consentement ou peuvent-ils aider à mieux le comprendre?
Photo par: SHVETS production
Texte par : Mélodie Nelson
En 2018, Karley Sciortino rencontrait Harmony, un robot sexuel, pour l’émission Slutever, diffusée par VICE TV. Au lieu de tester un robot sexuel (même si j’en ai presque eu la chance, alors que j’écrivais pour Vice Québec – mon rédacteur en chef avait mentionné qu’il aurait adoré pouvoir envoyer une facture à la comptabilité avec la mention «achat de robot», j’ai plutôt reçu le mandat, en 2021, de rédiger un article sur les poupées et les robots, pour la revue Reflet de Société.
Dans l’actualité, à ce moment-là, la médiatisation d’une maison close de poupées sexuelles, située dans Greenfield Park, un quartier résidentiel à Longueuil, dérangeait. La sexologue Pascale Robitaille avait prédit qu’elle fermerait sous peu, à cause de la pression de voisins qui s’emportaient contre un tel lieu.
Alors que l’entreprise de Kaïs Chedli Latiri s’autoproclamait « le nouveau Las Vegas du sexe tout en sécurité », Robert Myle, un conseiller municipal, évoquait à TVA Nouvelles une situation d’illégalité.
Ne connaissant pratiquement rien à l’époque sur le sujet, et étant limitée par ma peur de toute technologie (je ferais des cauchemars si Siri se retrouvait chez moi, pas seulement parce que mon frère lui demande de jouer des chansons de Noël toute l’année lorsque nous sommes ensemble chez mes parents), je n’avais pas un avis tranché sur la question (j’ai un avis tranché sur rien, sauf sur la cannelle à ajouter sur tous les London fog). Ça m’a permis de m’ouvrir à de nombreuses découvertes, que je partage avec vous ici, dans la rediffusion de cet article pour Reflet de Société, quelque peu augmenté et actualisé (la pandémie semble avoir contribué à la fermeture de beaucoup de commerces de poupées de silicone).
Bonne lecture! xx
Robots et poupées: est-ce qu’ils amènent à oublier le consentement ou peuvent-ils aider à mieux le comprendre?
Les premiers automates amoureux auraient été créés au XVIIᵉ siècle, par les Jaquet-Droz, des horlogers suisses. Lors de séances payantes organisées dans des salons d’aristocrates, un duo d’automates déployait des gestes de tendresse, comparés à l’époque à un semblant de mécanique sexuelle, permettant au père et au fils Jaquet-Droz de manifester leur savoir-faire technique.
Au XVIIᵉ siècle, il y avait aussi les dames de voyage, qui accompagnaient des marins français et espagnols. Ces derniers fabriquaient des poupées de tissu et se les partagaient, ce qui avait provoqué la propagation de nombreuses infections transmissibles sexuellement.
Le plastique et le caoutchouc ont remplacé le tissu quand les poupées gonflables du début du XXᵉ siècle ont fait leur apparition. Des sécrétions vaginales étaient simulées pour certaines, de même que des éjaculations, grâce à un tube pneumatique rempli d’huile.
Dans les années 1960, les poupées sont devenues disponibles dans des boutiques érotiques et en livraison discrète à résidence. Début 2000, ces poupées ont commencé à être offertes en location au Japon, à l’heure ou à la journée. Les poupées ressemblant à des célébrités se sont également retrouvées sur le marché. Vers 2010, les poupées robotisées ont fait leur apparition.
En 2015, se positionnant contre la normalisation des rapports entre les humains et les machines, les universitaires Kathleen Richardson et Erik Brilling ont créé la campagne Against Sex Robots. Ils postulaient que les robots encourageraient l’objectification des femmes et des enfants, de même que le non-respect du consentement.
En 2018, l’organisation religieuse Elijah Rising, qui lutte contre le trafic sexuel en priant, lançait une pétition en ligne, pour demander la fermeture d’un établissement à Houston proposant des relations avec des poupées et des robots. L’organisation prédisait que cette pratique mènerait à une augmentation de l’exploitation sexuelle des femmes et des enfants.
Cet argument revient d'ailleurs régulièrement pour forcer la fermeture de maisons de poupées sexuelles. Avec succès dans plusieurs cas.
Comment se procurer les services de poupées sexuelles?
Alors qu’au Japon cette offre de services est implantée depuis le début des années 2000, elle est ailleurs découragée, même si de plus en plus de tentatives sont repérées en Europe et en Amérique du Nord.
En 2018, la Belgique voyait une recrudescence d’établissements qui proposaient des moments intimes avec des poupées en silicone, notamment la Sex Doll House. À l’époque, le site web de cette entreprise proposait six poupées, qui attendaient les clients dans la tenue et la position désirées par chacun d’eux. Un an plus tard, la maison célébrait son premier anniversaire. Deux ans plus tard, l’entreprise fermait et vendait ses poupées, entre 850 euros pour une poupée aux petits seins jusqu’à 1 000 euros pour une poupée aux mensurations plus généreuses.
En France, en 2018, des élus du Parti communiste ont demandé la fermeture d’Xdolls, un établissement parisien semblable à la Sex Doll House. Ils évoquaient alors l’idée d’un viol passif. La mairie de la Ville a finalement stipulé que cette activité ne relevait pas du proxénétisme. Xdolls a tout de même déménagé quelques mois après son ouverture.
La législation au Canada : la discrétion est privilégiée à la publicité
C’est également en 2018 qu’Aura Dolls a voulu ouvrir une succursale dans un centre commercial ontarien, proclamant être le premier bordel du genre en Amérique du Nord. Les propriétaires en auraient eu l’idée après un voyage au Japon.
Après une polémique publique, le projet ne s’est pas concrétisé sur le lieu d’abord choisi, car il ne répondait pas à des normes législatives préétablies. Toutefois, quelques mois plus tard, Aura Dolls ouvrait bien ses portes, plus secrètement, à Mississauga.
Pendant la pandémie, leur site web indiquait que le lieu était temporairement fermé, dû aux impératifs du confinement. Il semble n’avoir finalement jamais rouvert. Sur Yelp, les commentaires sont mitigés à propos d’Aura Dolls. Une personne recommandait en lettres majuscules de ne pas s’y rendre. Elle y avait envoyé son partenaire « parce que nous aimons expérimenter des choses différentes », mais il s’était retrouvé devant une poupée dénudée, à la perruque négligée et aux ongles déformés, en métal tranchant.
Un autre utilisateur remarquait que les poupées ne ressemblaient pas du tout aux photos, mais qu’elles étaient très propres. Il vantait aussi les collations servies dans la chambre. Et la qualité de l’eau.
Au Canada, des services de location de poupées sexuelles sont toutefois restés accessibles pendant la pandémie. À Vancouver, Aura S Dolls indiquait sur son site web que son objectif était de réduire la violence : « Le manque de sexe peut entrainer des agressions, la dépression, le cancer, le diabète et même le suicide. La science soutient plusieurs raisons d’avoir une relation sexuelle ce soir : ça augmente la longévité, préserve les mariages, aide à combattre le rhume et la grippe, réduit le stress, améliore le sommeil et la mémoire. »
L’entreprise prétendait aussi que virgule contrairement aux travailleuses du sexe, les poupées n’encourageraient pas de sentiment de culpabilité et ne donneraient pas d’infections transmises sexuellement. « La prostitution et le trafic sexuel sont illégaux. C’est une industrie criminelle violente qui implique des proxénètes, proches des gangs, des drogues et de la violence de rue. Ça comporte aussi le risque de se faire voler », argumentait Aura S Dolls. Leur site ne semble plus fonctionner et leur page Instagram ne comporte pas de nouvelles photos depuis 2021.
L’hygiène importante des supports technologiques érotiques
Sans légifération précise, l’entretien des poupées peut laisser à désirer. Dans une entrevue à VICE, Jenna Owsianik, une spécialiste en technologie sexuelle, rappelle que les maisons closes de poupées sexuelles peuvent être malpropres et permettre des pratiques non hygiéniques. « C’est très important qu’elles soient régulièrement nettoyées, avec le matériel approprié. »
Des sites offrant la location de poupées détaillent leur méthode de nettoyage, afin de calmer l’anxiété des utilisateurs. L’entreprise Rent a Doll note qu’après chaque rendez-vous, les poupées sont nettoyées et désinfectées. « Après chaque client, nous y consacrons au moins une heure. Plus hygiénique que ça, ce n’est pas possible. »
Les travailleuses du sexe ne se sentent pas en compétition avec les poupées de silicone
Si les poupées et les robots semblent momentanément être des sujets populaires, les travailleuses du sexe ne semblent pas craindre la diminution de demande pour leurs services. « Des féministes nous comparent aux poupées. Je trouve ça triste. Je ne me sens pas remplaçable », me confie Jasmine, qui a d’abord commencé dans l’industrie comme masseuse érotique et qui est maintenant escorte indépendante. « Je sais faire la différence entre un dildo et un vrai pénis. Les hommes qui veulent une expérience avec une escorte ne se tourneront pas vers un bordel de poupées. »
Jasmine énumère ses prestations, que ne peuvent offrir des robots, selon elle : « J’offre d’accompagner des hommes à un repas d’affaires, dans un voyage de ski… Je peux aussi faire semblant d’être une secrétaire qu’ils présentent à leur femme, pour finir en trip à trois. » Le chercheur John Danaher, en entrevue à VICE donne en partie raison à Jasmine. « Il y a de nombreux avantages aux robots sexuels. Dans plusieurs pays, la prostitution et les activités qui y sont reliées, comme la publicité et la tenue de maisons closes, sont illégales. Les robots sexuels comportent donc moins de risques. Mais ils ne remplaceront pas travailleuses du sexe. Si nous leur donnons le choix, la majorité des clients vont préférer avoir une relation sexuelle avec un humain plutôt qu’avec un robot. »
Les conditions de travail des humains à surveiller plutôt que celles des poupées
Jasmine se désole du sensationnalisme autour des maisons de poupées sexuelles. « C’est cool de critiquer ça, mais pendant ce temps-là, personne ne porte attention aux conditions de travail des vraies travailleuses du sexe. Au lieu de penser à des objets qui ne ressentent rien, j’aimerais ça qu’on me demande ce qu’il est possible de faire pour rendre mon travail plus sécuritaire. »
Le travailleur du sexe et militant Thierry Schaffauser exprimait déjà ce point de vue en 2018: « Il est dommage que les hommes politiques ne se préoccupent pas des conditions d'existence des êtres humains. C'est ce même groupe communiste-Front de gauche qui avait voté contre la subvention allouée à Médecins du Monde pour défendre la santé des travailleuses du sexe chinoises à Paris, au motif que l'association avait pris position contre la pénalisation des clients et n'avait pas pour objet principal la "sortie de la prostitution". Le président du groupe communiste qui demande une clarification sur la légalité d'un "lieu de prostitution" et évoque les lois sur le proxénétisme ferait bien de comprendre que banaliser la prohibition via une affaire insignifiante est en réalité dommageable pour la vie d'êtres humains qui, contrairement à des poupées, vivent cette criminalisation de manière directe dans leur quotidien. »
Un souci pédagogique
Alors que des campagnes comme Against Sex Robots argumentent que les poupées et les robots amènent les hommes à devenir plus violents et à nier la notion de consentement, des études laissent pourtant croire le contraire. Dans l’article Sex care robots, d’Eduard Fosch-Villaronga et d’Adam Poulsen, publié dans Paladyn, en 2020, les auteurs se soucient de l’utilisation éducative de ces supports technologiques. Ils rappellent que certaines personnes, avec des capacités intellectuelles réduites, ne comprennent pas le concept du consentement et des abus, « sous-entendant ainsi un besoin profond d’avoir une meilleure éducation sexuelle pour les personnes ayant un handicap intellectuel, afin qu’elles connaissent et exercent leurs droits, tout en se protégeant ».
Fosch-Villaronga et Poulsen soulignent entre autres que le robot Samantha doit être touché gentiment afin d’être activée. Si Samantha est manipulée de façon agressive, elle se ferme automatiquement. Il n’y aurait donc pas d’opposition immédiate entre la sexualité entre humains ou entre robots, mais une possibilité d’enseignement et d’empathie, même à travers des machines.
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Tres bon reportage merci