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Tina Horn fouille avec finesse dans les fantasmes, les fétiches et la porno dite féministe
À mille lieues des idées reçues, au coeur de la complexité.
Photo: Tina Horn par Isabel Dresler
Texte par: Natalia Wysocka
Why Are People Into That?! Depuis sept ans, Tina Horn pose cette question dans un podcast qui décortique la diversité des désirs. Pourquoi les gens sont-ils allumés par… les talons hauts? Par les fluides corporels? Par le cannibalisme?
Loin des chroniques sexo génériques au ton infantilisant, Tina Horn interroge les subtilités politiques, personnelles et psychologiques liées aux fétiches. Dans son espace de réflexion, il est longuement question d’intimité, de solitude, de souvenirs, d’excitation. Pourquoi certaines personnes ont-elles une attirance pour les jeux consentants impliquant du sang? Ou du feu? Ou des pâtisseries?
Se demandant pourquoi certains tabous le sont, Tina Horn navigue les sujets délicats avec esprit, soif de savoir et absence de jugement. À son micro, s’entremêlent les thèmes de consommation, de capitalisme, de contre-culture, d’érotisme. De vampirisme. «Nous devons apprendre aux gens à développer un sens critique quant à la différence entre les fantasmes et la réalité», remarque celle qui est aussi dominatrice-professionnelle.
Car les humains sont complexes. Les questions qu’elle pose à ses invités aussi. «Le mariage peut-il être considéré comme une forme de domination financière?» n’étant pas la plus inattendue.
C’est cette même curiosité intellectuelle que l’animatrice-journaliste met de l’avant dans son essai, Good Faith. De bonne foi. Un texte qui fait partie du recueil We Too: Essays on Sex Work and Survival.
Dirigé par Natalie West, ce collectif regroupe les voix de travailleuses du sexe de tous les horizons avec, en filigrane, la question du consentement. Tina Horn a non seulement signé un témoignage, elle a aussi agi à titre de co-éditrice de ce «portail littéraire et politique».
Dans son texte infiniment intime, elle parle, chose rare, de sa famille. De sa plume énergique, celle qui est allergique à la facilité tisse un lien narratif entre «mes parents se sont rencontrés dans une secte» et «j’ai vécu une expérience super désagréable au coeur d’un donjon perdu dans une forêt de la côte est américaine».
Cet endroit, qu’elle nomme The Space, a des murs recouverts de sac de vidanges et évoque «le garage hanté qu’une famille décore chaque année pour l’Halloween». Dans ce lieu, l’espace nécessaire pour effectuer une coupure entre la personne qu’elle est et le rôle qu’elle joue ne lui sera pas accordé.
«C’est l’essai le plus personnel que j’ai jamais publié en tant que Tina Horn», nous confie-t-elle. C’est aussi le type d’essai, songé, réfléchi, qu’on lit trop peu.
À l’origine de sa réflexion, une réalisation: «Il est devenu urgent pour moi d’être capable de différencier entre les rapports de domination/soumission consentants et les méthodes d’exploitation des sectes; pas seulement pour distinguer mes propres préférences et impulsions de celles de mes parents, mais également pour être capable de juger si une relation BDSM est passée de consensuelle à coercitive.»
Des clients qui ont tenté de transgresser ses limites, elle dit en avoir connu. «Certains agissaient de façon passive agressive, d’autres se cachaient derrière une blague, d’autres avaient une approche plus sinistre. Ça fait partie des choses que l’on apprend à gérer», remarque-t-elle.
«Tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai lu, toute ma compréhension historique du BDSM, spécifiquement queer, fait en sorte que je sais clairement sous quelles conditions un échange de pouvoir peut se faire. Et cette condition, c’est le contexte de négociation. Nous convenons que c’est un fantasme. Que ce sont des rôles que nous endossons. Ça peut-être pour le divertissement, pour la thérapie, pour la guérison, ou juste parce que c’est fucking le fun.»
Mais cette fois-là, tout est différent. Dès son entrée dans The Space, le malaise. Pas d’explication de règles, pas d’établissement de limites. Et lorsqu’elle utilise son safe word, l’air de mépris du maître des lieux s’avère plus douloureux qu’une gifle. En quittant, plus que du soulagement, elle ressent «l’effroi du troisième acte d’un film d’horreur». «De voir des gens qui se présentaient comme des leaders de ma communauté s’en prendre à moi de façon si éhontée, et transgresser si délibérément mon cadre de fonctionnement éthique, était profondément insultant.»
Les choses n’étant pas si facilement tranchées, le livre contient pourtant le texte d’une de ses amies, qui se déroule dans le même espace. Et son expérience est, au contraire, grandement positive. «C’est fascinant de voir qu’on ne peut pas simplement présenter une chose comme étant “le mal ultime” et prétendre que si l’on peut y mettre un terme, alors tout ira bien.»
Pas juste des jujubes
Tina Horn parle vite et beaucoup, de façon claire et approfondie. Journaliste, notamment pour Rolling Stone, celle qui adore les bédés en a signé une appelée SfSx. Elle a aussi écrit un livre de conseils sur les sextos. Et une collection de témoignages, Love Not Given Lightly. L’amour pas donné doucement.
De son attrait pour le BDSM, une part si importante de son identité, elle écrit dans We Too: «Entre la douleur et le plaisir, la guérison et la souffrance, la structure et l’anarchie, il m’a permis de confronter et d’ébranler l’autorité, incluant le contrôle émotionnel que mes parents ont tenté d’avoir sur moi.»
Elle ajoute: «C’est un lieu où je peux explorer et jouer avec la douleur, le pouvoir et la noirceur.»
Plusieurs de ses collègues dominatrices font de même dans le recueil. Ashley Paige parle du sentiment de puissance que le BDSM lui procure. Dia Dynasty raconte comment, dans un tel contexte, «l’humiliation peut-être transformée en force». Yin Q regrette pour sa part «le stigmate et les accusations de pathologie avec lesquels doivent composer les personnes qui évoluent dans l’industrie de la domination érotique».
Le stigma, Tina Horn dit l’avoir vécu souvent. «J’ai eu ma part d’aliénation dans le milieu de l’édition, on m’a claqué des portes au visage dans les médias, j’ai été rabaissée.»
Son endroit de liberté, c’est Why Are People Into That?! Là, elle peut sonder des sujets comme l’attraction que certains ont pour les clowns. Avouer qu’elle en a une phobie. Tenter d’aller à sa source et raconter avoir été incapable de se rendre dans une orgie clownesque que ses amis avaient organisée à Vegas dans le cadre des AVN Awards. Elle admet: «J’avais trop peur qu’ils soient méconnaissables et trop investis dans leur rôle.»
Des amis, Tina en a plein, de tous les spectres. C’est d’ailleurs en ça que consistait, notamment, son travail d’éditrice associée pour We Too. À monter une liste exhaustive de collaborateurs. «Je ne voulais pas que ce soit juste une chambre à écho insulaire», dit-elle.
Non, l’écrivaine n’aime pas la simplicité, le manque de nuances. Certains qualifieraient We Too de «livre courageux» et s’en contenteraient. Tina Horn remarque que c’est plus délicat. «Il est question de violence émotionnelle, physique, sexuelle. De vulnérabilité. Tandis que l’on dit “c’est si courageux, si important” - et j’y crois - on doit aussi dire la vérité: que le simple fait de rendre publics ces témoignages peut mener des personnes qui y sont mentionnées - un harceleur, un agresseur - à riposter.»
Elle ajoute que le côté unique de cette anthologie de voix réside dans leur réalisme. «Ce n’est pas tout le temps des moments magiques, étincelants, satisfaisants.»
De sa propre expérience dans l’industrie, celle qui endosse le travail du sexe comme identité politique, littéraire, médiatique dira que «dans l’ensemble, il s’agit d’une force positive dans ma vie». Ajout: «Ce qui ne signifie pas que chaque jour m’amène des bonbons à la pêche et des orgasmes Hitachi.»
Les vrais alliés et les autres
L’éditrice associée qualifie We Too de tour en coulisses. D’accès privilégié. «Nous mettons nos “personnages” de côté. Nous délaissons nos armures de rouge à lèvres, de talons hauts et de glam, celles que nous enfilons sur les réseaux sociaux, dans notre travail du sexe, en tant que figures publiques. Mais il ne suffit pas de dire: “J’ai retiré mon masque! Voilà!” Tout le monde a délicatement dû calibrer ce qu’il souhaitait révéler et comment.»
Beaucoup de récits parlent de gens en position d’autorité qui en abusent. Parmi eux: des clients, des gérants, des photographes. «Et puis, il y a des histoires de travailleurs du sexe qui utilisent leur pouvoir contre d’autres travailleurs du sexe, remarque-t-elle. Nous aimerions penser que nous sommes tous des camarades. Mais parfois, cette violence horizontale, si on peut l’appeler ainsi, est la plus insidieuse.»
Encore une fois, les stéréotypes sont chamboulés.
«Ces témoignages détruisent l’idée voulant que, dans les industries du divertissement, les agresseurs soient toujours des gérants d’âge mûr qui mâchouillent leur cigare et font de la poudre dans le backroom. Oui, certains hommes de ce type sont vils. Mais d’autres sont gentils. Et les personnes qui semblent être nos meilleurs clients ou nos meilleurs collègues ou nos meilleurs amis sont parfois celles qui abusent le plus de leur pouvoir. Triste, mais vrai.»
Tina Horn applique ce raisonnement à un autre sujet, beaucoup abordé dans We Too. Celui de figures marquantes de l’industrie de la pornographie qui se targuent d’être «féministes». Sans toutefois agir comme tel. Divulgâcheur: tourner une scène érotique dans un décor instagrammable ne rend pas une production éthique.
Dans What Media Coverage of James Deen’s Assaults Means for Sex Workers, Cyd Nova décrit à quel point les médias ont merdé dans leur couverture paresseuse des allégations entourant l’acteur qui disait être «un allié».
Dans From Victim to Activist: The Road to Ethical Porn, l’interprète Hello Rooster détaille les mauvais traitements subis lors de sa collaboration avec la compagnie de production d’Erika Lust. Celle dont le Rolling Stone avait dit qu’elle «rendait le consentement sexy».
Dans Demystifying Porn, for Pornographers, l’actrice et réalisatrice Lina Bembe remarque quant à elle que «La porno “féministe” a souvent propagé l’illusion qu’une esthétique léchée et un féminisme pop sont les seules choses qui devraient “changer” dans l’industrie, oubliant souvent que ce “changement” doit aussi survenir derrière les caméras.»
Lorsqu’on demande à Tina Horn ce qu’elle en pense, elle laisse tomber un soupir. «Mon Dieu. C’est tellement une grande question pour moi…» Elle réfléchit. «OK.» Se souvient de ses débuts en tant qu’actrice, directrice et productrice dans la région de la baie de San Francisco, à une époque où beaucoup d’argent était investi dans les petits films indie. Se souvient de toutes les amitiés qu’elle y a liées. «La pornographie féministe en tant que principe directeur m’a menée à créer l’art que je voulais, en endossant un style punk, DIY. En gros, j’ai pu faire des films - et des sous - de la même façon que j’aurais pu jouer dans un band. Pour le plaisir.»
Entre 2006 et la dizaine d’années suivantes, elle s’est souvent rendue aux Feminist Porn Awards de Toronto. «Six fois, je crois. C’était un moment si puissant. Et c’était le FUN! Je sentais que je participais à quelque chose avec des gens différents qui faisaient du divertissement pour adultes en changeant tout. De l’esthétique aux standards de production au sens même de la pornographie.»
Et puis… «Comme pour toute chose, le capitalisme a pris ce qui, au départ, avait vraiment de bonnes intentions pour le comprimer et l’aplanir de la même façon qu’un MP3 compresse et simplifie un morceau de musique afin de le rendre plus facilement partageable et consommable.»
Consommable, notamment, pour les chroniques se voulant «coquines».
«Je roule des yeux chaque fois qu’un magazine léché fait un dossier du type “Est-ce que la porno peut être féministe?” C’est un signe de tout le travail qu’il nous reste à faire qu’il y ait encore des gens qui posent de telles questions.»
Et puis, ajoute Tina Horn, «en tant que personne queer, cette idée qu’un type de pornographie serait, entre GROS guillemets, “pour les femmes” et que toutes les femmes préfèrent les films faits par des femmes (même si pour certaines, c’est le cas) et que nous puissions faire de telles généralisations…» Re-soupir. «Ce n’est pas ainsi que le désir fonctionne. Ce n’est pas comme ça que la masturbation fonctionne. Ce n’est pas comme ça que les goûts fonctionnent.»
Reste que, contrairement aux histoires de We Too, contrairement aux épisodes de son podcast, la plupart des discussions sur l’industrie pour adultes tournent en rond. «Quand on parle de l’industrie du sexe en général, et de la pornographie en particulier, c’est comme si le cerveau des gens arrêtait de fonctionner. Ils deviennent incapables d’y réfléchir comme ils pourraient le faire avec un autre médium de divertissement. Par exemple, je ne sais pas moi, Hollywood? Le problème, c’est que les gens croient qu’on peut utiliser le terme “féministe” comme un emballage et que ça voudra dire quelque chose. Si vous pensez que c’est vrai, vous ne comprenez pas ce que ce mot veut dire. Et si vous ne comprenez pas ce que ce mot veut dire, s’il vous plaît, ne l’utilisez pas.»
We Too: Essays on Sex Work and Survival
En librairie aux éditions Feminist Press
(Une partie des profits du livre seront remis à SWOP)
Why Are People Into That?!
Sur toutes les plateformes d’écoute.
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, et pour lire nos parutions précédentes, abonnez-vous sur nouvellesintimes.substack.com