Photos: Naïla Rabel par The Queen of Boudoir
Texte par: Natalia Wysocka
L’hypocrisie. Il n’y a rien que Naïla Rabel déteste plus que l’hypocrisie. «Les doubles standards, les affaires de “pour moi c’est correct, mais pour toi c’est pas correct”, ça m’agresse.»
Actrice, créatrice de contenu, travailleuse du sexe («Les enfants, j’ai plus qu’une job»), elle s’emploie à dénoncer le deux poids, deux mesures du milieu du cinéma, du milieu des médias, de celui de la téléréalité, de la télévision, de la loi C-36, de certaines personnes qui se disent féministes.
Elle souligne aussi la malhonnêteté de ceux qui volent du contenu érotique, mais qui lèvent le nez sur celles qui en créent. Ceux qui croient que «les filles sur OnlyFans, c’est le démon». Encore plus quand ce sont des gens de sa génération.
«Au moins les Monique et les Jean-Jacques, ils sont offusqués, mais ils ne sont pas sur Pornhub. Au moins, ils ne sont pas hypocrites. C’est les petits Mathieu et les petits Sébastien, le problème. Ils sont les premiers sur Pornhub, les premiers à aller s’abonner à OnlyFans, à stream up le contenu et à le donner à leurs amis. Quoi?! Donc c’est immoral de demander de payer cinq dollars pour un abonnement, mais c’est moral de tout donner gratuitement sans le consentement de la fille? Ce n’est pas juste des photos qu’on fait comme ça, haha. C’est notre salaire. C’est notre intimité. C’est notre revenu.»
Les vols de photos sur Telegram. Les comptes de modèles piratés. Les «vous aviez juste à ne pas publier de selfies nus sur internet» qui accompagnent ces informations. C’est le genre de choses contre lesquelles Naïla s’élève. «Les gens comprennent les droits d’auteur pour la musique, hein. Ils comprennent que Netflix ne veut pas qu’on copie leurs films. Mais ils ne peuvent pas comprendre que des filles sur OnlyFans ne veulent pas qu’on copie leurs affaires? Comme si Netflix ne faisait pas plus d’argent que nous. Oh.»
Ce type d’injustice, elle en parle au podcast Black Girls from Laval. Cette excellente balado, qu’elle anime avec Christle Gourdet et Lau To The Rey, explore les inégalités, les préjugés, démonte les idées reçues.
Ayant remporté le titre de «Production web engagée de l’année» au dernier Gala Dynastie, BGFL est une véritable joie à écouter. Même Naadei Lyonnais (alias Naadei d’OD) a récemment lancé: «J’ai fait Occupation double seulement pour être invitée à votre podcast.»
À l’adresse des auditeurs, les conanimatrices de Naïla ont pris le soin de laisser une note: «Naïla a une phobie d’être gentille avec les gens arrogants.»
Elle approuve. «Si quelqu’un a un ton, je suis passive-agressive comme la vie.»
Comme lorsque quelqu’un affirme injustement que «tout ce qu’elle fait, elle le fait pour son OnlyFans». «Ma plateforme est composée à 88% de femmes qui sont là pour que je parle de racisme et de grossophobie. Ce ne sont pas elles les clientes de mon OnlyFans et de mes vidéos one-on-one. Ce ne sont pas elles qui paient mon loyer. C’est ça que les gens oublient. Chacun sa démographie.»
Travailleuse du sexe depuis huit ans, elle a fait son coming out public récemment. Les réactions qu’elle reçoit se résument principalement à «la surprise». «J’ai eu la chance d’être connue avant que les gens sachent que je vendais des photos érotiques. Comme je dis toujours: vous ne pouvez pas penser que tous les livres que j’ai lus, je les ai soudain délus.»
C’est relativement récemment aussi, soit en mars 2020, qu’elle s’est lancée sur OnlyFans. Quand la pandémie a frappé, la plateforme est devenue «plus mainstream», référencée notamment par Beyoncé dans le remix de Savage, de Megan Thee Stallion. «Avant, si on allait voir un gars en lui disant heille, inscris-toi à ce site, donne-moi 20 dollars à l’avance et ensuite, je vais peut-être te montrer des photos, il répondait: “Eh? T’es qui?”»
Mais depuis quelques mois, il y a eu tellement de couverture médiatique (pas toujours super nuancée) que la suspicion n’est plus là. Même The Economist s’est risqué à un jeu de mots de «top(less) creator», accompagné de descriptions physiques de modèles et de prétendues «moues boudeuses». (Il faut arrêter avec les mentions de moues boudeuses.)
D’autres ont insisté seulement sur «OUI, MAIS AVEZ-VOUS PENSÉ AUX JEUNES». Le sujet a généré des tornades de tweets, des «gens vexés qui pètent des coches», des emojis tristes, des emojis horrifiés, des accusations de coups de pub. «Dès qu’on a un OnlyFans, les gens pensent que tout ce qu’on fait, c’est pour le mousser. Moi qui milite contre le racisme, qui fais des TikToks, c’est pour promouvoir mon OnlyFans? Tabarouette. Quelle affaire.»
Autre chose contre laquelle Naïla se prononce: la «whorearchy». Soit la hiérarchisation du travail du sexe, basée sur les services, les lieux, la présence en ligne ou en personne.
«Ça n’aide vraiment pas quand ceux qui travaillent en virtuel pensent qu’ils sont mieux que ceux qui travaillent dans le réel. Est-ce qu’on peut se soutenir? Les gens nous traitent de putes pareil. Ils ne vont même pas se soucier, là! OK, TVA Nouvelles va davantage porter attention à vous si vous êtes sur OnlyFans que si vous êtes dans la rue. Vous ne pensez pas que vous pourriez utiliser ce privilège pour parler POUR la rue? Il y a plein de travailleuses du sexe dans un mode très stigmatisé, de gens immigrants qui n’ont pas forcément de papiers, qui ne peuvent même pas avoir un ordi ou une caméra. Vous faites ça pour votre plaisir; elles font ça pour nourrir leurs enfants. Et vous les jugez?»
Essayer, arrêter, recommencer
«Les gens pensent que tu fais trois selfies et t’es riche, ajoute Naïla. Si c’était ça! Pffff! TOUT LE MONDE serait sur OnlyFans! Même ceux qui sont contre le sex work. Moi je n’arrête pas de dire aux gens de réfléchir longtemps. Pourquoi rentrez-vous là-dedans? Je donne plus de conséquences négatives que positives. Je ne suis pas la personne qui dit: “Oh mon dieu, j’ai fait un million de dollars en une journée, créez-vous tous un compte.”»
Parce que c’est de la job, rappelle-t-elle. C’est vraiment de la job.
Comme pour tout ce qu’elle aborde, Naïla insiste en outre sur l’importance du contexte. Le sien: en 2014, elle décide de vendre des photos en ligne, de faire de la cam. «Je l’ai fait parce que ça me tentait de le faire, tu comprends? Je n’avais pas de “ah, le loyer est dans deux semaines”. J’étais chez mes parents. J’avais le temps d’essayer, d’arrêter, de recommencer. Mais ce n’est pas tout le monde qui a ce luxe de prendre le temps de décider. Ceux qui ont commencé à cause de la pandémie, qui en avaient besoin pour vivre, là, maintenant, ont eu moins de chance de prendre une décision objective.»
Pendant qu’on discute, Naïla met ses écouteurs. «Juste pour le plaisir, je vais aller dans ma douche. Je suis une fille de douche.»
C’est d’ailleurs là où, au début du confinement, elle faisait beaucoup de stories. «Tout le monde me demandait: “Voyons donc Naïla, tu prends combien de douches par jour, câlisse?!” Quand j’ai annoncé que je faisais des vidéos one-on-one avec des monsieurs, ils ont compris! Je ne vais pas me rhabiller entre chaque rendez-vous, les enfants. Calmez-vous.»
C’est aussi dans sa douche qu’elle a fait parfois des critiques de sex toys. Dans ses capsules, La Grosse qui fait des vidéos, elle chante Emmenez-moi dans son Magic Wand comme dans un micro. «Ah! C’est comme la meilleure chose qui existe. Je ne comprends même pas comment je n’ai pas découvert ça avant.»
Le risque de shadowban à la moindre référence à OnlyFans l’a toutefois poussée à lancer son Patreon. «J’offre un abonnement à 12$ par mois, un autre à 7$, pour m’aider à créer du contenu, éventuellement un autre podcast... Ce n’est pas comme si je prenais cet argent pour m’acheter une décapotable. J’ai quand même mis une option pour les monsieurs. Des tête-à-tête. Mais ceux qui se fichent de mes fesses ne les verront pas.»
Quand elle passe trop de temps loin des réseaux, ses abonnés lui demandent: «T’es où?» «Moi, avant, j’étais une fille de Facebook! J’écrivais de grosses publications et je me chicanais sur TVA Nouvelles. Maintenant, j’oublie souvent que j’ai Instagram. De toute façon, mon but, c’est bien plus d’obtenir des rôles qu’être cool sur Instagram.»
Surtout que cet univers contient aussi son lot d’hypocrisie. «Après la mort de George Floyd, tout d’un coup, tous les influenceurs qui me disaient que j’étais trop intense se sont mis à partager mes affaires et à dire à leurs abonnés: “Je vous invite à découvrir Naïla, son contenu est vraiment pertinent.” Les enfants. Il était pertinent avant-hier aussi. Mais vous m’aviez dit: “Je ne veux pas collaborer avec toi parce que nos contenus ne fittent pas ensemble.” Huh? Je dis aux gens de ne pas être racistes, donc ça ne fitte pas? Quel genre de contenu faites-vous?»
À ce sujet, son amie Christle se demandait dernièrement au micro de Black Girls from Laval si 2020 avait été une année performative, si les choses avaient tant changé, si tout n’avait été qu’un show. Ce qu’en pense Naïla? «C’était un show, mais un show qui va rester en mémoire. Je ne pense pas que les gens vont faire les mêmes efforts en juin 2021 qu’en juin 2020, et qu’ils vont aller manifester dehors, on va se calmer. Mais je pense qu’ils ne vont plus me dire “oh ben là, c’est du passé”, you know? Au moins, si je peux juste chuchoter et pas crier, ça me repose la voix.»
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