«Si vous ne respectez pas les strippers, descendez de la pole!»
«C’est bizarre comme c’est passé d’un métier qui s’enseignait entre initiées à une industrie très lucrative.»
Photo: Saskia Klunder par Veronique Levesque
Texte par: Natalia Wysocka
C’était dans un cours de danse érotique. La prof, extraordinaire, rappelait subtilement et poétiquement la nécessité de rendre hommage aux racines de cet art qu’elle enseignait avec de magnifiques Pleasers dorés, du dévouement, et de l’expertise. Ses chorégraphies, ses transitions, tout était fluide, comme du liquide. Elle était passionnée. Elle était patiente. Elle avait le sens de la formule. «Point your toes. There’s always a fetishist in the front row.»
Un jour, avant un enchaînement particulièrement complexe, elle a recommandé aux élèves de se donner entièrement. Sa consigne? «Dance like rent is due.» Une étudiante, qui quelques secondes plus tôt, se filmait en train d’exécuter quelques mouvements a regardé son amie, s’est mise à rigoler et a fait «ewwwwww». Le regard de la prof s’est voilé d’une certaine tristesse. Elle n’a rien dit avant de lancer la musique. C’était Rockstar. Ou peut-être Drunk In Love? Ou quelque chose de Rihanna.
Le souvenir de la chanson est flou. Mais pas celui de la peine causée par une marque de mépris aussi flagrante. Donc, danser juste pour Instagram, c’est cool? Mais de penser qu’on puisse le faire pour payer son loyer, arke?
Saskia Klunder a commencé le pole dance en 2014. Elle avoue qu’à l’époque, elle aussi était du genre à souligner qu’elle était «en train de faire quelque chose de difficile et d’exigeant plutôt que quelque chose de sexy». «Je ne portais pas de talons hauts dans les cours parce que je voulais que les gens “respectent” ce que je faisais, se souvient-elle. Et je pense que beaucoup de personnes abordent le pole dance avec un état d’esprit similaire - et étrangement misogyne.»
Quelques années plus tard, Saskia a commencé à travailler dans les bars. «J’ai vu l’autre côté de la médaille. J’ai réalisé à quel point la communauté du pole fitness avait souvent dénigré la danse érotique. J’ai senti un glissement dans la façon dont les gens me percevaient.»
Lors de sa première soirée de travail, elle est arrivée armée de plein de compétences et de confiance en elle.
«Comme je n’avais pas l’air d’une bébé stripper, les autres filles ont assumé que ça faisait un moment que je travaillais. Quand elles ont su que ce n’était pas le cas, certaines d’entre elles ont été super gentilles, mais d’autres, qui l’étaient au départ, ont cessé de me parler. Et je comprends. Elles avaient clairement vu trop d’adeptes de pole fitness débarquer dans leur strip-club et agir comme si elles étaient meilleures que les professionnelles.»
La sortie récente du film Strip Down, Rise Up, sur Netflix, a remis ce fait en lumière. Le documentaire, qui éradique presque entièrement toute référence au travail du sexe, a été quasi-unanimement démonté en pièces sur les réseaux sociaux par les strip-teaseuses. Car pendant deux heures, on assiste à ce qui est, principalement, une gigantesque pub pour le studio S Factor.
À la tête de cette entreprise de fitness huppée, il y a Sheila Kelley, une actrice qui, après avoir joué dans Dancing at the Blue Iguana, a décidé de s’approprier la pole et de lancer son propre programme - dispendieux et discutable - à New York, à Los Angeles et à San Francisco.
Le film montre ainsi cette prof qui, sans aucune qualification thérapeutique, demande à ses élèves de raconter en cercle leurs pires traumas (ce qu’elle appelle le «Circle of Naked Truthing»).
Puis, alors qu’elles sont encore en larmes, et tout juste après avoir révélé les moments les plus horribles de leur existence, elle les pousse à faire un solo devant tout le monde.
Elle ordonne également à une élève timide de se faire couper les cheveux et de retirer ses lunettes pour se sentir plus désirable (ce n’est pas la prémisse d’une comédie romantique des années 1990 avec Freddie Prinze Jr, ça arrive vraiment dans le documentaire). Sans oublier qu’elle ne cesse de répéter à une autre qu’elle doit perdre du poids. «Nous avons convenu ensemble que tu dois maigrir. Disons de, hum, 100 livres? Faisons ça.» Déferlement de quoi?!?!
Des commentaires étranges, Anaïs aussi en a entendu. Sa prof de pole n’a peut-être pas invité toutes les participantes à s’habiller en blanc puis à jeter des pétales de rose dans l’océan comme dans Strip Down, Rise Up (et un peu dans le film d’horreur Midsommar). Mais elle passait sans arrêt des propos indélicats et méprisants. «Elle répétait tout le temps qu’elle n’était pas danseuse, avec du dédain, ou de l’“humour”. Elle disait qu’elle se trouvait grosse. “Oh, j’ai mangé trop de biscuits hier.” Mais on s’en fout!»
Anaïs, qui danse depuis trois ans dans des bars à Québec, à Trois-Rivières et à Montréal n’a plus eu envie d’y aller. Après quelques cours, celle qui étudie aussi en sexologie n’y est jamais retournée. «Je n’étais pas à l’aise de dire à ma prof que je dansais dans les clubs et que je venais pour apprendre des mouvements. J’ai senti que j’aurais été un peu une bête de foire.»
Elle regrette vraiment de ne pas être tombée sur un environnement sans jugement. Comme celui que s’emploie à créer Camille, professeure spécialisée en pole contemporain, qui a également enseigné la danse érotique. «J’ai beaucoup de clientes qui sont danseuses nues et qui n’ont pas peur de le dire, souligne-t-elle. On dirait qu’il y a une plus grande acceptation, et plus d’ouverture dans les niveaux avancés. Mais dans la communauté pole en général, surtout à Montréal, c’est encore un combat. Comme c’est encore tabou de danser, de faire du travail du sexe, on entend souvent des coachs dire: “Nous, ce n’est pas la même chose. Nous, c’est un sport.”»
Camille, au contraire, croit, à l’instar d’un nombre grandissant de profs «qu’il faut soutenir les travailleuses du sexe. Parce que nous avons pris leur façon de s’exprimer, leurs mouvements, et qu’on en fait de l’argent».
Le rappel de ces racines est capital. Le soutien aussi. Saskia, par exemple, salue sa première coach, Alix Starr. «Je lui dois toute ma carrière, dit celle qui, depuis, a notamment dansé sur scène avec Snoop Dogg. Elle m’a prise sous son aile. Elle m’a engagée pour enseigner le niveau débutant. Elle m’a aidée à dénicher des contrats dans des soirées. J’ai toujours eu du respect pour les travailleuses du sexe parce qu’elle me l’a transmis.»
Saskia crédite aussi sa mère, qui était strip-teaseuse dans les années 1980. «Récemment, je lui ai demandé comment elle avait abordé le sujet avec ma soeur et moi. Eh bien, l’amie de ma mère, qui avait dansé dans les clubs elle aussi, l’avait dit à sa fille à elle, qui était notre copine. Puis, pour rendre ça “moins pire”, elle avait ajouté: “Kathryn aussi était danseuse!” Donc, avant qu’on ne l’apprenne par sa fille, ma mère nous l’a dit. Elle avait toujours voulu le faire, seulement c’est arrivé plus vite que prévu.»
D’ailleurs, dès qu’elle a commencé à travailler dans un club, Saskia a appelé ses parents («des artistes très ouverts qui ne m’ont jamais fait sentir que c’était un travail dont il faut avoir honte») pour leur annoncer: «I’m a stripper now!»
C’était en 2017, lors d’un voyage en Australie, où elle s’est rendue pour suivre des cours avec Maddie Sparkle et Yungie Dang. Dans une auberge de jeunesse de King’s Cross, à Sydney, elle a rencontré une fille qui avait commencé à danser au club d’en face. «Tu devrais le faire! Tu vas faire tellement d’argent! Tu sais déjà comment faire de la pole!» avait-elle dit à Saskia. «Oh mon dieu, tu as raison.»
Australie, lieu des départs? L’autobiographie de Jacq the Stripper, The Beaver Show, s’ouvre justement sur sa première audition à vie, dans un club de Sydney. Cinq amies de Saskia y ont commencé aussi. «C’est là que j’ai eu la piqure pour la danse érotique, confie-t-elle. Mais je sortais avec un gars qui ne voulait vraiment pas que je devienne stripper. Je me suis dit je fais ce que je veux! Je l’ai laissé et je suis devenue danseuse. Je suis têtue.»
Respect.
Depuis qu’elle danse aussi dans les bars, Saskia se fait un point d’honneur d’en parler à ses étudiants de pole. «Souvent, ils sont stupéfaits de l’apprendre. Mais ça ne fait absolument aucun sens d’être étonné que les personnes qui sont vraiment bonnes dans cette discipline sont aussi des strippers!»
Après l’étonnement viennent les questions. La plus courante? «Combien d’argent je gagne. La plupart du temps, ce n’est pas négatif… Mais j’ai déjà entendu une propriétaire de studio qualifier mon style de raunchy. D’obscène. Je veux dire… j’enseigne la danse érotique. Dans ton studio. Et tu me trouves... obscène?»
Elle a aussi dû reprendre des élèves qui lui ont affirmé, nonchalamment: «Dans les strip-clubs, les filles ne font pas des figures aussi bien que nous.»
«Il a fallu que je leur dise que leur commentaire était offensant, faux, et qu’il manquait d’éducation. Je pense que c’est là que réside le problème entre les deux communautés: le manque de respect pour les professionnelles.»
Surtout que dans un club, l’ambiance est différente que dans un cours. C’est ce qu’Anaïs aime d’ailleurs. «Quand je suis sur la scène, au travail, je n’ai pas une chorégraphie timée mouvement par mouvement. Je me laisse aller selon le moment, selon l’énergie des gens, ça fait du bien.»
#yesastripper
On pensait que le mot-clic le plus nul de l’histoire des mots-clics, #notastripper, en vogue il y a cinq ans, c’était chose du passé. Erreur. Récemment, dans un talk-show québécois de fin de soirée, une athlète de pole acrobatique se désolait que «les gens s’imaginent que je danse dans les bars». (Face semi-horrifiée.)
Dans le même ordre d’idées, dans Strip Down, Rise Up, la boss de S Factor se plaint du «stigmate dont elle est victime parce qu’elle fait du pole fitness». S’il vous plaît.
Le stigma de danser dans les clubs, par contre, il est réel. «Dans une relation de couple, je dois toujours évaluer si la personne va bien réagir, si c’est mieux que je garde ça secret ou après combien de dates je peux en parler, confie Anaïs. C’est comme un coming-out. Je dois aussi être consciente que cette information risque de faire en sorte qu’en raison des préjugés, la personne me percevra différemment, de façon stéréotypée, plus sexualisée. Ou juste que ma fréquentation s’arrêtera là.»
Et il y a plein d’autres embûches, dit-elle. Légales, familiales. «Mes grands-parents pensent que je travaille dans un restaurant. Pour ne pas être dans le trouble, j’ai dû dire à ma compagnie d’assurances que je vendais des Tupperwares. C’est beaucoup de mensonges pour s’éviter des jugements qui ne devraient pas exister.»
Parlant de jugements, Saskia souligne que certains studios engagent seulement des profs avec des certifications, ce qui fait en sorte que, selon ces critères, des danseuses professionnelles ne sont pas «qualifiées» pour enseigner leur profession. «C’est absurde!» Elle-même a obtenu une certification. «Mais personne n’a jamais demandé à la voir.»
Saskia raconte aussi avoir entendu parler de studios qui mettent une grande affiche dans leur fenêtre indiquant “We’re not strippers”. «D’accord. Mais il faudrait ajouter: “Mais il n’y a rien de mal à l’être!”»
Ces ratés sont peut-être causés par ce qu’elle appelle «l’embourgeoisement de la pole».
«Dans les 20 dernières années, les gens ont réalisé qu’ils pouvaient faire du profit en ouvrant un studio avec une dizaine de poteaux dedans. Et beaucoup de personnes gagnent beaucoup d’argent avec des choses bizarres comme des compétitions en ligne où l’on doit payer 100$ pour soumettre une vidéo qui sera ensuite jugée. C’est bizarre comme c’est passé d’un métier qui s’enseignait entre initiées à une industrie très lucrative.»
Camille abonde. «Il y a un aspect vendeur de “viens reconnecter avec ta féminité, ta sensualité, ta sexualité”. Ce qui est paradoxal, considérant que certains veulent séparer le pole dance des bars de danseuses.»
Surtout que beaucoup de personnes font les deux - même si, vu les préjugés, elles préfèrent garder cette information pour elles. «J’ai travaillé dans un bar avec une fille qui a fait le Cirque du Soleil, avec des filles qui font des compétitions de pole super avancées, avec des filles de plein de niveaux différents dans l’art du pole dance», confie Anaïs.
C’est d’ailleurs ce qui lui manque le plus depuis la pandémie: «L’esprit de gang. Avant d’être danseuse, je pensais qu’il y avait de la rivalité entre les filles. Mais la plupart du temps, j’ai vu de l’amitié ou du soutien. Je m’ennuie aussi d’aller voir mon DJ, de niaiser avec le gérant, de rencontrer des gens. Même si c’est les clients. Il y en a des pas bons, mais il y en a des le fun.»
Cet été, quand les clubs ont momentanément rouvert, elle a retrouvé cette ambiance. «Mais c’était vraiment de la merde. Les règles changeaient tout le temps. À un mètre, pas à un mètre, avec des plexiglas, sans plexiglas… Pendant un moment, il y avait un registre pour les noms. Les clients n’aimaient vraiment pas ça! Surtout dans un bar de danseuses, des personnes qui sont en couple ou qui, je ne sais pas, ont un casier judiciaire, ou qui vendent de la drogue, elles n’ont pas le goût de mettre leur nom sur un papier! Ça fait des barrières à ce que ça aille bien dans ce milieu. Même le doorman disait aux gars: “Regarde, écris-moi Paul Tremblay, pis ce sera correct.”»
Aux fans de pole fitness qui s’entêtent à se dissocier des travailleuses du sexe, Anaïs aimerait dire ceci: «On ne pourra peut-être pas enlever les jugements à 100% de la population sur les danseuses. Mais si, au moins, les membres de la communauté qui utilisent une pole pouvaient être plus ouverts d’esprit et reconnaître que les danseuses, c’est la base de leur sport, ce serait déjà bon.»
Et qu’en pense Camille? «Je leur dirais d’avoir de l’empathie et de la considération pour les autres. De penser à la façon dont leurs paroles peuvent affecter des gens qui sont dans le même cours et avoir des répercussions.»
Saskia conclut: «Si vous ne voulez pas être comparés à des strip-teaseuses et si vous ne voulez pas défendre leurs droits, descendez de la pole!»
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