Nouvelles Intimes est fière d’accueillir pour la première fois Erika Soucy. Cette artiste a une sensibilité qui fait ressortir les choses vraies, comme lorsque nous secouons un glitter globe et qu’après la tempête de brillants, une image apparaît. Erika fait tout apparaître. Elle écrit des livres, des pièces de théâtre et des scénarios. Elle est poète avant tout. Plusieurs femmes qu’elle aime sont, ou ont été, travailleuses du sexe. Ce texte parle de la plus importante d’entre elles.
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Texte par : Erika Soucy
Illustration par: Élisa Chloé Thilloy
J’écris ici comme une réponse à ceux qui lui disaient avoir honte. J’écris pour les questions méchantes, les regards de connivence, les ricanements étouffés. J’écris pour enlever cette chape de plomb qui la couvre et montrer comme elle est belle toute nue. J’écris ici, car les prises de parole que j’y ai lues m’ont permis de ne pas la voir différemment le jour où elle m’a dit s’être tenue debout, une main sur la hanche, au coin de la rue Notre-Dame-des-Anges. Le jour où elle m’a dit avoir eu des ententes, ça n’a rien changé. Il s’agissait de Mary comme je l’avais toujours connue. Il s’agirait toujours de mon héroïne à moi, quoi qu’on en dise, quoi qu’on en pense. Les voix de Nouvelles intimes font œuvre utile à plusieurs égards, mais en ce qui me concerne, elles ont protégé un lien précieux. J’écris ici pour les remercier.
Il y a toujours eu un flou. Il y en a encore un. Je ne revendiquerai rien, je ne dirai pas « je suis l’héritière de » ou « Mary était une ». Je n’arrive pas à nommer de titre, car elle ne s’est jamais définie ainsi. Je comprends très bien celles qui en ressentent le besoin, s’en font un devoir. C’est un processus qui n’est pas le mien. J’écris ici, car il y a de la place pour ce flou et pour mes bribes de souvenirs. On me pardonnera mon écriture morcelée, le liant n’est pas encore arrivé. Peut-être n’arrivera-t-il jamais. Ce texte est un arrêt au puits dans la course effrénée de la vie d’une femme.
1997, Haute-Côte-Nord
« A,B,C, it’s easy as 1 2 3 / as simple as Do re mi… » Ma radio crache vraiment fort quand, en plus du volume, je mets le treble et la bass au max. C’est un CD compilation que Mary m’a acheté dans un truck stop près de Toronto. La toune qui joue sur repeat depuis que j’ai découvert ce piton-là, c’est un groupe qui s’appelle les Jackson Five. C’était le groupe de Michael Jackson quand il était petit; il chantait avec ses frères. Son père leur donnait des volées, je l’ai vu dans un film. « A,B,C, it’s easy as 1 2 3 / as simple as Do re mi… » Maudite belle invention, ça, le piton repeat. Il y a juste deux secondes entre la fin de la chanson et son recommencement, mais c’est assez long pour que je puisse courir me mettre l’oreille sur la porte de chambre de Mary qui y est enfermée avec son tout nouveau chum. Je n’entends rien dans la chambre, ce n’est pas assez long deux secondes. Je pourrais arrêter la musique pour en apprendre plus, mais pour une fois que j’ai le droit d’écouter les Jackson Five au boutte dans la maison sans me faire dire de baisser le volume et/ou de décocher le piton repeat. « A,B,C, it’s easy as 1 2 3 / as simple as Do re mi… »
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2019, Gaspésie
Je suis une poète en tournée scolaire dans un resto-bar de Bonaventure. Je soupe seule et suis loin de tout. Je suis chanceuse que la serveuse me dit, c’est soir de chansonnier. Je n’aurai pas à vivre le vide de n’avoir personne d’autre à ma table. L’artiste s’avance avec sa guitare et annonce au micro son hommage à Eric Clapton. Il faut que je sorte d’ici avant Tears in heaven. Tears in heaven m’empêche de respirer. Tears in heaven à la guitare, c’est ma mort. La serveuse me trouve bête quand finalement ma guédille, je vais la prendre take out. Je sors juste au moment où le chansonnier entame les premières notes de Layla, je n’aurai pas subi une seule seconde de Tears in heaven. Je crie « victoire » et me mets à trembler.
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Qui veut la peau de Roger Rabbit ? Ce n’est pas clair pour moi, mais je sais que lui, là sur le divan, il veut la peau de Mary. Ils m’ont laissé choisir le film et ont accepté de s’asseoir avec moi pour le regarder. Je rêve d’être belle comme Jessica Rabbit. Je rêve d’être belle comme Mary. Lui, là sur le divan, parle du corps de Jessica, touche le corps de Mary. Je ne veux pas qu’il la touche. Je dis « arrête », il dit « regarde ton film ».
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Jo devait être René Simard. Il chantait dans les bars à 9 ans, Guy Cloutier l’avait spotté, il aurait dû être René Simard. Je ne sais donc pas pourquoi il fait une fixation sur Tears in heaven et non sur Ma petite Japonaise. Tears in heaven amplifié, Tears in heaven acoustique, Tears in heaven en pleurant toujours parce que sa mère dit qu’il prend ben dur son divorce. Il a même poussé l’audace jusqu’à réécrire les paroles avec des rimes en « é » pour dire combien il souffre. Souffrir sur l’air de Tears in heaven, c’est souffrir plus fort.
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Je n’ai pas regardé le film. Je lui ai coupé net frette sec l’envie de plotter Mary. Il s’est levé en sacrant, a claqué la porte et est retourné à pied - à travers le p’tit chemin - à son dix-huit roues stationné le long de la cantine. Chaque fois qu’une van se parke le long de la cantine, ça fait jaser les voisins. Ils disent que les truckers sont tous les amants de Mary. Ils ont à moitié raison.
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Tears in heaven dans la Mustang de Jo en revenant de la plage. Tears in heaven pour qu’il ronge son frein après avoir su que Mary travaillait au truck stop. Tears in heaven pour me dire qu’elle est une pute. Que les filles qui travaillent là, habillées en guidoune, vont dans les douches avec les truckers et leur font des pipes. Tears in heaven pour me dire de la renier, de ne pas finir comme elle, sa Mary qui lui appartenait. C’est sur l’air de Tears in heaven qu’il me dit que si elle meurt, je ne dois pas avoir de peine.
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Mary s’est enfermée dans sa chambre, seule cette fois. J’ai brisé sa soirée, je m’excuse, « on peut reculer le film et le regarder ensemble ? » Elle refuse. Je peux mettre les Jackson Five, elle s’en fout. Son amie vient la consoler, me dit que ce n’est pas de ma faute, que s’il avait vraiment eu envie de rester, il serait resté. Je regarde Jessica Rabbit se déhancher quand il dépose à la porte deux pneus d’hiver neufs. Sa rencontre avec Mary n’en valait pas quatre. Je continue de croire que c’est à cause de moi.
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À choisir entre la Mustang de Jo ou la Firefly qui poffe l’huile de Mary, je prends la Firefly. Elle s’est fait poser un C.B. dedans, l’antenne est tellement haute qu’on dirait une auto tamponneuse. Une auto tamponneuse avec un muffler bruyant, mais une auto tamponneuse pareil. Son nom de code pour le C.B., c’est Barbie. Si j’avais un char, j’aurais un C.B. aussi. Mon nom de code serait Jessica Rabbit. On est en route pour le truck stop, je vais être busgirl aujourd’hui. C’est juste pour le fun, juste pour faire un truc ensemble. Jouer au restaurant, comme. J’ai mis les jeans de Mary pour faire uniforme. Je me suis couchée sur le dos sur son lit, j’ai rentré mon ventre comme j’ai pu et j’ai zippé ses jeans sur mon corps de grosse fille. Mary dit que je suis belle, qu’on a de belles jambes, nous. Elle dit aussi que je ferai de grandes choses dans la vie, deviendrai très très connue, plus qu’elle dans le village, mieux qu’elle et pour de bonnes raisons. C’est sa voyante qui lui a dit, mais elle le savait déjà.
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2020, banlieue de Québec
Dans le V.U.S. familial, mon fils réclame les Jackson Five. Il a lu sur Google que c’était le groupe de Michael quand il était petit.
« A,B,C, it’s easy as 1 2 3 / as simple as Do re mi… »
Est-ce que c’est Michael qui chante là ? Pourquoi il a changé de couleur en vieillissant ? Est-ce que c’est Tito, là ? Pourquoi Janet n’est pas dans le band ? Est-ce que c’est vrai que le père Jackson était violent ? Tant de questions qui m’étourdissent…
Auxquelles je répondrai dans deux secondes…
Juste après avoir pesé sur repeat.
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