Qui est mon daddy?
Certaines escortes n’ont pas une relation aussi réconfortante que la mienne avec leur père.
Par Mélodie Nelson
Avant même de dire à tout le monde que j’avais été escorte, des personnes estimaient que j’avais des daddy issues.
Je montrais mes seins. Je parlais de fellations. J’avais envie de me faire prendre chaque fois que j’allais dans les toilettes d’un bar.
J’ai besoin d’attention, alors pour plusieurs personnes sans imagination, ça rime avec daddy issues alors que pour moi, c’est surtout parce que je suis Bélier ascendant drama queen ascendant telenovela.
Être là pour une fille aux dix drames à la seconde
Mon père a toujours été là pour moi. Quand j’étais adolescente, il m’a laissée le traiter de meurtrier sans se fâcher, quand il est allé voir le vétérinaire, avec notre chienne de seize ans, souffrante. Il était plus triste que moi et je ne le laissais pas vivre sa peine sans culpabilité.
Dans ma vingtaine, chaque fois que je voulais m’enfuir – de mon copain, de mon quotidien, d’étouffer sans savoir pourquoi, de l’alcool, de mon amant, des draps que je ne savais même pas encore bien plier, des soupes instantanées – il était là.
Je ne sais pas tout ce que ça signifie pour lui, être là, pour moi, malgré son travail et malgré la distance entre mes vies et la sienne.
J’ai changé de nom pour pouvoir écrire ce que je voulais, sans répercussions pour mes parents. Mais mon père travaille dans une compagnie que mon grand-père a créée, et qui est relativement importante dans ma ville natale. Ça s’est su, que sa fille avait été travailleuse du sexe, et ses collègues en parlaient, et ses collègues supposaient ce qui n’existe pas dans toutes les histoires d’escortes. Jamais mon père ne s’est plaint. J’ai su qu’il avait toujours été fier et passif, devant ce que les autres racontaient, parce qu’un jeune employé, qui le prenait un peu pour son deuxième père, me l’a écrit.
Ça m’a touchée.
C’est difficile, être mon père, et c’est difficile, être ma mère. C’est difficile d’être quelqu’un pour moi, parce que je suis exigeante, et trop présente, et que même si j’admets mes faiblesses et mes vulnérabilités, je n’accepte pas toujours celles des autres.
Père absent, humiliation genrée
Certaines escortes n’ont pas une relation aussi réconfortante que la mienne avec leur père.
«Comme travailleuse du sexe, le trope des “daddy issues” est particulièrement stigmatisant parce que certaines d’entre nous viennent effectivement de ce que la société traditionnelle juge comme des “maisons brisées”, au sein desquelles nous avons été déçues par les modèles masculins de nos vies», indique Andre Shakti, une éducatrice sexuelle, militante et professionnelle en position missionnaire. «Ce qui peut surprendre, c’est que ce qui catalyse nos traumatismes familiaux et notre isolation résulte de la découverte des membres de notre famille de notre travail dans l’industrie – et/ou de notre identité de genre, de notre orientation sexuelle – et non l’inverse», précise-t-elle ensuite.
Amanda, une travailleuse du sexe québécoise, explique son rapport à son père et à l’enjeu des dynamiques familiales problématiques, en se questionnant sur la constance et la pertinence d’y lier uniquement les femmes. «Mon père faisait des voyages d’affaires à l’extérieur. Avec le temps, ma mère a découvert qu’il avait une liaison au travail. Je me souviens aussi qu’elle faisait référence au fait qu’il allait voir des p*tes quand il sortait. Comme à peu près tous les hommes, je suis certaine que mon père est déjà allé au moins une fois aux danseuses. Il a donc déjà été un client. Il y avait aussi des femmes à la nudité partielle et totale accrochées aux murs de son garage. Depuis que je suis très jeune, je côtoie ces images.
Ma mère laissait traîner des pamphlets sur l’hypersexualisation des jeunes à la maison. Mais jamais mon père n’a fait partie de ce discours.»
Amanda ajoute qu’elle a l’impression que sa façon d’envisager la sexualité a été dirigée par sa mère. «Quand je pense à me faire outer à ma famille (ou à prendre la décision de me outer), j’ai peur. J’ai peut-être plus peur de la réaction de ma mère que de celle de mon père. Qu’est-ce que mon père pourrait vraiment dire devant le fait accompli, alors que son argent a déjà été dépensé dans l’industrie?»
Sa mère lui a un jour acheté un chandail avec l’inscription «daddy’s little girl». «Il me semble que c’était après une chicane entre elle et moi. Elle sentait que j’étais toujours du côté de mon père. Est-ce que j’ai des daddy issues? Je ne sais pas. Ce que je sais, c’est que je suis tannée que le concept des daddy issues soit tourné uniquement vers les femmes. Reconnaître que l’ensemble des personnes qui ont un père absent ou une relation paternelle brisée n’en ressortent pas indemnes serait important.»
Une culture qui pathologise la sexualité des femmes
Pour l’autrice Charlotte Shane, «c’est évident que le mythe de la travailleuse du sexe abusée est un symptôme des besoins de notre culture de pathologiser la sexualité des femmes». Elle ajoute que «si le travail du sexe est un refuge pour des personnes ayant été abusées dans leur enfance, le travail du sexe n’est pas le problème – les abus et les agressions sexuelles sont le problème».
Comme le soulignent d’ailleurs Colette Parent et Chris Bruckert dans l’essai Mais oui c'est un travail! Penser le travail du sexe au-delà de la victimisation, en s’appuyant sur les écrits de Frances Shaver, sociologue de l’Université Concordia, «on doit prendre acte du fait que les abus sexuels dans l’enfance ne sont pas si rares dans notre société; une femme sur deux en serait affectée avant d’atteindre l’âge adulte au Canada, selon le sondage du Comité Badgley». Il n’y a pas, à ce jour, de recherches empiriques démontrant un lien autre qu’une corrélation entre la décision d’une personne de faire un type de travail et des abus physiques et sexuels familiaux.
Quoi qu’il en soit, sur les réseaux sociaux, le jour de la fête des pères, au sujet des daddy issues, Félicité* assure qu’elle préfère les «daddy shoes». Lolo Commando constate, quant à elle, dans une story Instagram que c’est complexe, la fête des pères, quand tu as plein de «daddies».
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