Pornhub, après: Prière de se méfier des «experts»
«Félicitations! Vous avez complété votre certificat en trafic humain.»
Image: Le fondateur d’Operation Underground Railroad, Tim Ballard, peint par Jon McNaughton
Texte par: Natalia Wysocka
«Vous avez réussi! Vous êtes prête à aider à mettre fin à l’esclavage moderne.»
Dans notre boîte courriel, le document s’affiche. Un certificat sur lequel des chaînes brisées sont dessinées. À côté de notre nom, et de la date du jour.
En une heure, on nous a appris que si l’on voit un groupe d’hommes entrer dans la même maison, ce sont vraisemblablement des trafiquants sexuels. Que si une jeune femme porte du maquillage ou emploie soudain du slang, tel «daddy», il s’agit sans doute d’une victime. Que si un jeune nous dit qu’il n’a pas confiance en la police, on doit immédiatement appeler cette même police. Ne pas aimer les forces de l’ordre serait un signe évident de trafic humain. On nous appelle également à faire un don à Operation Underground Railroad. Pour aider à partager ces «informations» au plus grand nombre.
Il y a cette phrase super célèbre de Leonard Cohen qui dit qu’il y a une brèche en toute chose. C'est ainsi qu'entre la lumière.
Mais parfois, dans cette brèche, entre quelque chose de nettement plus sombre.
Dans ce cas-ci, les agissements répréhensibles de Pornhub servent de fissure dans laquelle se glissent des groupes aux idéologies sinueuses. Profitant du scandale entourant la compagnie-mammouth, ils s’infiltrent dans le discours public, effaçant leurs propos du passé pour qu’on oublie, par exemple, qu’ils croient que le film Pretty Woman et le sourire de Julia Roberts poussent les jeunes filles à la prostitution.
La Dre Angela Jones, professeure associée de sociologie au Farmingdale State College de New York, partage ce sentiment: «C’est vraiment épeurant à quel point les journalistes des médias de masse adhèrent à la propagande qui sort de Traffickinghub, d’Exodus Cry, de Laila Mickelwait et de tous ces gens. Les reporters gobent tout ce que ces personnes disent sans poser de questions, même si tant de choses qu’elles racontent sont basées sur de la science bidon. Ou sur des mensonges.»
Depuis la chronique The Children of Pornhub, parue en décembre dernier dans le New York Times, nombre de journalistes, de politiciens et de personnalités publiques retweetent religieusement tout ce que publie Nicholas Kristof parce que, vous savez, Prix Pulitzer.
Mais rappelons que cet homme a déjà qualifié les sweatshops de «rêve pour les pays pauvres». Dans un article intitulé Where Sweatshops are a Dream, il croisait, à Phnom Penh, une adolescente de 13 ans qui portait «un t-shirt Playboy». Elle lui disait qu’elle aimerait ça, elle, être employée dans un tel «atelier de misère». Le reporter précisait que lui-même n’aimerait bien sûr absolument pas travailler dans un sweatshop. «Mais j’aimerais encore moins tirer un rickshaw.»
Quelque part dans la frénésie, ces détails de l’histoire se perdent. Tout le monde veut sauver les enfants. Encore faut-il savoir quels intérêts défendent ceux qui clament le faire.
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L’organisme Exodus Cry, par exemple, qui a lancé la pétition Traffickinghub, propulsée par la chronique de Nick Kristof et signée par des millions de citoyens, il fait quoi, précisément? En février 2019, Laila Mickelwait répondait à cette question, posée alors par l’animateur Seth Wood, par «nous prions».
«Nous croyons que toute injustice possède une composante spirituelle. Nous croyons au pouvoir de la prière.»
Du même souffle, elle disait que le groupe dont elle faisait partie travaillait à changer les lois et à transformer les mentalités et la «culture pornographique». Pour cette culture, et pour le désir qu’auraient les hommes de «juste sortir acheter du sexe», elle blâmait Hugh Hefner et James Bond. Ce laïus était livré au podcast au titre évocateur Voices You Don’t Know.
Justement, les voix de ces porte-paroles, nous ne les connaissons pas. Ou alors, très mal. Ce qui explique peut-être que le 26 mai dernier, lorsque Laila Mickelwait a été appelée à se prononcer devant le Comité sénatorial des affaires juridiques et constitutionnelles du Canada, elle a été adressée avec une révérence toute particulière. On lui a demandé ce qu’elle pensait du projet de loi S-203 limitant l’accès en ligne des jeunes au matériel sexuellement explicite. «J'exhorte ce comité à voir son importance et l’urgence avec laquelle cette loi doit être passée», a-t-elle martelé.
Et quand, lors de la visioconférence, la militante américaine a cité le neuroscientifique Donald Hilton, en le faisant passer pour une sommité, aucun sénateur n’a bronché. Un neuroscientifique. Il doit être sérieux. Mais ce médecin, il dit quoi exactement?
Dans son livre au titre évocateur, He Restoreth My Soul: Understanding and Breaking the Chemical and Spiritual Chains of Pornography Addiction Through the Atonement of Jesus Christ, Donald Hilton nous apprend, entre autres choses, à faire attention, car «la dépendance à la pornographie et à la masturbation est en hausse parmi les jeunes femmes».
Il déclare aussi que la pornographie cause des «désastres démographiques» (il en devient d’autant plus certain lors d’une déambulation à travers les vestiges de Pompéi, la ville ensevelie de la Rome antique). Il clame que c’est une épidémie. A plague. Dans ses mots:
«La pornographie vous veut. Elle veut votre mari ou votre femme, elle veut votre fils et votre fille, vos petits-enfants et vos beaux-parents. Elle ne partage pas, et elle ne quitte personne facilement. Elle est une maîtresse cruelle, toujours à la recherche de nouveaux esclaves.»
Pas de questions?
Réalisatrice de films pour adultes depuis 15 ans, Kate Sinclaire a vu la montée de ces groupes «en temps réel». «Ils semblent avoir de plus en plus d’importance, d’argent et d’intérêts», remarque la résidente de Winnipeg, qui a grandi à Saint-Hubert.
«Je pense à Michael Bowe, l’avocat qui a témoigné en février devant le Comité permanent de l'accès à l'information, de la protection des renseignements personnels et de l'éthique. Si ça ne sème pas l’inquiétude du public que cet homme lié de près à la politique américaine tente de convaincre nos législateurs d’accroître la censure sur internet, je ne sais pas ce qui le fera.»
Car avant de défendre les victimes de Mindgeek, Michael J. Bowe a défendu Donald Trump lors de l’enquête du procureur spécial Robert Mueller. Il a aussi représenté l’ex-porte-parole de la Maison-Blanche, Sean Spicer, lorsqu’il a été accusé de racisme.
Il a également défendu l’ex-animateur de Fox News, Eric Bolling, lorsque ce dernier a été accusé d’avoir envoyé des photos non sollicitées de son pénis à ses collègues de travail.
«Ce sont des accusations mensongères et terriblement injustes», avait soutenu l’avocat qui, désormais, se drape de la toge du défenseur des femmes.
Cet homme-là.
Devant le Comité d’éthique, Bowe a sensiblement déclaré que de s’opposer à sa cause était synonyme de soutien à Pornhub. Puis il a proclamé que Mindgeek ainsi que «ses agents, ses alliés, et ses relations dans l’industrie mènent une campagne d’astroturfing féroce sur les réseaux sociaux». En gros: si vous me critiquez, vous appuyez les accusés.
Pourtant, ils ne sont pas nombreux, les membres de l’industrie comme du public d’ailleurs, à défendre Pornhub. Kate Sinclaire déteste Pornhub. «C’est une machine capitaliste qui est devenue un monopole en tuant les petits producteurs et en achetant des compagnies au rabais. Ce serait illégal dans la plupart des autres domaines.»
Elle est toutefois révulsée par les idéologies promues par le Dr Hilton et ses disciples. Notamment que la pornographie est une drogue (les italiques sont du docteur).
«OK. Admettons que la pornographie est une drogue, réplique Kate Sinclaire. Est-ce que nous allons foutre ça en l’air comme nous avons foutu en l’air la guerre contre la drogue? Cette guerre n’a pas fonctionné. La prohibition n’a pas fonctionné.»
Mais ces groupes sont déterminés. Comme Fight the New Drug, qui raconte dans un ton adressé aux jeunes qu’«en gros, regarder de la porno, c’est aussi cool et bon pour la santé que de manger un Tide Pod».
«Tous ces organismes partagent des idées similaires, rajoute Kate Sinclaire. Ce sont toutes les mêmes personnes. Elles utilisent simplement des noms différents.»
L’organisatrice en chef du mouvement Traffickinghub, Laila Mickelwait, vient par exemple de lancer son Justice Defense Fund. Elle a aussi une fondation, enregistrée aux États-Unis - et au Canada depuis 2010 - nommée New Reality International, qui dit de façon floue «offrir de la guérison physique, émotionnelle et spirituelle à ceux qui souffrent de pauvreté extrême, de maladie et d’injustice partout à travers le monde».
«Ce qui est dégueu, c’est que ces groupes agissent à l’échelle internationale, estime Kate Sinclaire. Même si la plupart sont basés aux États-Unis, ils interviennent au Royaume-Uni, en Australie, au Canada. Et leur titre d’expert en trafic est particulièrement important à souligner: ils croient que toute forme de travail du sexe constitue de l’exploitation et du trafic humain.»
Justement, au podcast Radical Musings de l’actrice Rosanna Arquette, Laila Mickelwait parlait du risque que des jeunes tombent sur de la pornographie sur internet: «J’appelle ça une forme d’abus sexuel secondaire.» Comme pour la fumée de cigarette.
L’animatrice acquiesçait à ses paroles, remarquant que la pornographie en ligne, «c’est la pire chose qui soit jamais arrivée à l’humanité». Elle lançait également, dans une longue circonvolution: «Je sais qu’ils ont fait une étude sur des garçons, disons de 14 à 18 ans, qui montre qu’ils deviennent accros à la pornographie et c’est pourquoi nous voyons la montée des viols sur les campus de collèges, parce que ce qui arrive, c’est l’impotence.»
Devant l’approbation de son invitée, elle demandait alors si les écoles étaient infiltrées par des gens de Pornhub, et si à la tête de Mindgeek se trouverait peut-être, petit rire, l’ex-proche conseiller de Trump, Steve Bannon.
«Regardez, rétorquait Laila Mickelwait avec sérieux. À ce point-ci, tout est possible.»
Profitons-en pour rappeler qu’en 2014, dans un déjeuner de Patriotes, Laila Mickelwait dressait un lien entre le trafic humain et le jeu vidéo Grand Theft Auto. Qu’elle a déjà tissé une corrélation entre les t-shirts à slogans vulgaires que portent les étudiants et les viols durant les vacances de Spring Break. Qu’elle a affirmé que de parler de travail du sexe plutôt que de prostitution est «purement diabolique». Sans oublier qu’elle a déjà appelé à «unir nos voix pour prier pour Berlin» et pour le gouvernement allemand, «le plus grand proxénète qui soit».
Pourtant, dans moult articles de journaux, tout comme devant le Comité permanent de l'accès à l'information, de la protection des renseignements personnels et de l'éthique, et dans le rapport que ce même comité vient de produire, Laila Mickelwait est présentée comme une «experte en trafic sexuel».
Mais comment devient-on experte en trafic, exactement?
Justement, un autre organisme américain, Operation Underground Railroad, offre de le devenir. Gratuitement. Soixante minutes de votre temps. Soixante minutes lors desquelles vous entendrez une multitude de théories infusées de racisme, de sexisme, de peur de l’immigration. Similaires à celles qui ont guidé la panique satanique et autres paniques morales.
La formation s’ouvre sur une vidéo d’intro du patron de l’organisation, Tim Ballard. Ce dernier a travaillé pour le département de la Sécurité intérieure des États-Unis. Et il a visiblement embrassé son slogan: «Si vous voyez quelque chose, dites quelque chose.»
Tout est matière à «dire quelque chose» ou plutôt, à appeler la police. Si une adolescente a un chum plus vieux. Si elle utilise de gros mots. Si elle porte des «vêtements sexualisés». Si elle efface des photos de son Instagram. Si elle a une mauvaise posture. Si elle a le regard tourné vers le sol.
Vêtus de t-shirts à l’effigie d’O.U.R., les «profs» nous disent que la possession de clés de chambres d’hôtel, de morceaux de papier avec des numéros de téléphone inscrits dessus ou de jouets sexuels est un signe de trafic humain. Que si un adolescent utilise les mots «the game», ou arbore un tatouage de signe de dollar, il fait probablement partie d’un réseau.
«Portez une attention soutenue à l’apparence d’un individu. Par exemple un jeune sans-abri avec de nouveaux vêtements ou souliers, ou encore des objets électroniques dispendieux.» «Si vous voyez quelqu’un ayant une mauvaise hygiène personnelle, des cheveux défaits ou une odeur corporelle accompagné par quelqu’un à l’apparence soignée, cela pourrait être une victime avec son trafiquant.»
Parmi les interventions recommandées, on nous dit de ne pas hésiter à accoster une jeune fille que l’on juge «trop maquillée» pour lui soutirer des informations. La question que l’on doit poser à cette inconnue? «Est-ce qu’on t’a déjà demandé d’accomplir un acte sexuel ou forcée à le faire?»
L'impulsion et la peur
Les leaders d’Exodus Cry aussi proposent des conseils. Dans l’introduction de leur manuel d’intervention, ils appellent à considérer «la glorieuse mission de notre Abolitionniste Ultime, Jésus Christ». (Pour rappel: Jésus était l’ami de Marie-Madeleine).
Plus loin, dans les consignes, on incite les fidèles à mener des missions groupées dans les bars de danseuses en étant «guidés par l’Esprit saint». Et en ayant en main une lettre téléchargeable gratuitement et écrite, soi-disant, par Dieu. Composée d’extraits de la Bible, elle se termine par les mots: «Love, Your Dad, Almighty God.»
«Offrir une prière, c’est la clé, nous dit-on dans une vidéo intitulée Trois conseils surprenants pour toucher les personnes exploitées sexuellement. Prenez les mains des danseuses nues et priez», nous intime la «directrice de l’intervention», Helen Taylor. Mais les préjugés ne sont jamais trop loin: «Bien sûr, soyez toujours conscient de la situation. Priez avec les yeux ouverts.»
Pendant qu’on regarde la vidéo, un petit pop-up nous annonce que David P. de Los Angeles a donné 250$. Qu’Anjelika T. de Stanford a donné 25$. Que Paul B. de Port-Charlotte a donné 50$. Que Nancy M. de Bridgeton a donné 25$. Tous accompagnés d’un emoji de bonhomme de fête. (Celui avec le chapeau.)
Les campagnes de dons et cagnottes solidaires semblent être une spécialité d’Exodus Cry. En 2016, la femme du fondateur, Benjamin Nolot, en organisait justement une pour recueillir des fonds visant à offrir à son époux «un cadeau pour lui montrer à quel point Notre Père l’aime.» Dieu lui aurait donc choisi un véhicule utilitaire.
Dieu aurait aussi choisi Tim Ballard. Selon les propos du directeur d’Operation Underground Railroad, c’est le Seigneur qui l’a poussé à mener ses raids dans les maisons closes à travers l’Amérique latine et à Haïti, tel que relaté dans le «documentaire» Operation Toussaint.
Ce long-métrage nous montre Ballard jouant au sauveur en prenant des enfants haïtiens dans ses bras. «C’est mon fils.» Jouant aussi au soldat, il mène des «missions» qu’il nomme par exemple «Operation Voo Doo Doll» (sic), en clamant chasser «les méchants». Comme dans un film.
Il raconte que tous ces «méchants» ont la même histoire: ils ont commencé à lire le magazine Playboy à 12 ans. Puis à regarder de la pornographie en ligne. Désormais, ils achètent des enfants.
Ce qui justifie qu’avec sa bande d’ex-Navy SEALs molosses, il prépare des raids. Notamment à Pétion-Ville. Dans une chambre d’hôtel, un gars présenté simplement par son prénom, Andrew, remarque que c’est «la partie mieux nantie de Port-au-Prince, avec beaucoup de prostitution».
Tim Ballard souffle par son nez: «Mieux nantie étant un terme relatif.»
«Pour Haïti, je veux dire», rétorque son collègue, précisant que l’important sera «d’utiliser l'impulsion et la peur». La scène est révoltante. Autant que la descente qui s’ensuit, avec la bande d’Américains en uniforme, armés, qui ordonnent à des travailleuses d’une maison close de se coucher par terre.
«Je n’ai jamais rêvé que je travaillerais un jour en Haïti. Je ne connaissais rien d’Haïti», se félicite Ballard.
Cette phrase ne devrait-elle pas éveiller les soupçons des spectateurs? Visiblement, non. Sur le site spécialisé imdb, le film récolte une note mirobolante de 8,9/10.
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«C’est le Schindler’s List de cette génération» clame le communiqué de FletChet Entertainment daté de 2016, et annonçant la sortie des Abolitionists. Dans ce «prequel» à Operation Toussaint, Tim Ballard se rend au Honduras avec un type qui raconte avoir passé 15 ans à blanchir de l’argent pour les cartels. Aujourd’hui, il «sauve les petites filles». «J’ai entendu la voix de Dieu.»
La voix de Ballard, elle, intime à une orpheline du Honduras de ne jamais avoir d’amoureux. «Tu n’as pas de petit ami, n’est-ce pas?» Elle secoue la tête. «Je ne veux pas que tu en aies. Jamais.»
Le producteur de ce pamphlet, l’oscarisé Gerald R. Molen, celui-là même qui a produit Schindler’s List, apparait à la fin du film pour nous dire qu’«aujourd’hui, nous sommes à la veille d’un nouvel holocauste». Et pour le contrer, il nous suggère de donner de l’argent à ceux qui tentent de le combattre. Comprendre: Tim Ballard.
Ce même Tim qui, dans une scène tournée à Carthagène, en Colombie, organise un party avec ses amis des États-Unis qui boivent de la Bud, en se faisant passer pour un touriste sexuel. «Elle fait du sexe oral? Elle a 14 ans?» demande-t-il, bien investi dans «son rôle».
Au son d’une musique de film hollywoodien et de feux d’artifice, on assiste ensuite à une descente de police. La voix de Tim Ballard se fait entendre: «Nous quittons Carthagène. Et c’est douloureux, car ces jeunes filles pensent encore que nous sommes des prédateurs sexuels. Mais c’est notre lot.»
Le panneau de fin prétend que «57 enfants ont été sauvés durant le tournage de ce film».
«C’est plus que de la promotion; c’est de la propagande», estime Lynn Packer, un journaliste d’enquête qui se spécialise dans les escroqueries liées à l’église mormone, en Utah, dont Ballard fait partie.
Dans une série de vidéos, Packer qualifie le film Operation Toussaint de «journalistiquement répréhensible». Il démonte tous les mythes propulsés par O.U.R. dont celui voulant que le trafic sexuel soit le crime qui connaît la croissance la plus rapide au monde. Un point utilisé par ces fondations pour mousser les campagnes de dons et pousser la création de lois. Faux, dit-il. «Le vol de données en ligne, les cyberattaques, la fraude corporative et la maltraitance des aînés sont les crimes les plus en hausse.»
En décrivant l’organisation de Ballard, Lynn Packer n’y va pas par quatre chemins. «Operation Underground Railroad est une arnaque de charité. C’est une machine qui utilise des statistiques effrayantes et infondées pour solliciter les donateurs.» Au sujet de Tim Ballard, il déclare: «C’est un bonimenteur qui emploie des campagnes de peur et des propos alarmistes et larmoyants pour récolter des fonds.»
Son travail a porté fruit: Ballard fait désormais l'objet d'une enquête des autorités.
Mais les disciples de «l’expert» continuent de croire à son discours. Sous une vidéo où Lynn Packer décortique les agissements de l’organisme, une certaine Lisa Smith a écrit: «Vous êtes une personne malade, n’y a-t-il rien de mieux que vous pourriez faire de votre temps, comme aider les enfants ou quelque chose»?
La difficulté de remettre en question de telles initiatives vient justement de la vertu dans laquelle se drapent ces «experts». Mais il y a un fossé entre «se dire porté par de nobles intentions» et «l’être réellement».
La secte NXIVM, qui a asservi des dizaines de victimes, qualifiait ses séances d’endoctrinement de «féministes».
Purdue Pharma, l’entreprise qui a causé la crise des opioïdes, prétendait avoir à coeur le bien-être des personnes souffrantes.
Ghislaine Maxwell, accusée d’avoir été la complice de Jeffrey Epstein, avait une fondation pour sauver les océans.
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«L’hiver dernier, partout sur Facebook, sur Twitter, nous avons assisté à la montée en popularité du mot-clic #savethechildren, rappelle Kate Sinclaire. Et ça s’est avéré être un truc de QAnon.» Soit la conspiration qui voit des réseaux de pédophiles sataniques partout. «Je ne dis pas que les fidèles de QAnon sont derrière ça, je ne donne pas dans les conspirations, mais l’omniprésence de ce slogan a vraiment mis la table à cette fixation sur “sauver les enfants”.»
Ce n’est pas une conspiration, Tim Ballard l’a lui-même remarqué en entrevue au New York Times en août dernier (où il était interviewé à titre de «spécialiste»): la montée de QAnon a permis à son groupe, Operation Underground Railroad, «d’envahir le terrain». «Certaines de ces théories ont permis aux gens d’ouvrir les yeux, déclarait-il. C’est désormais notre job d'inonder l’espace de vraies informations, afin que les faits soient partagés.»
Quand il parlait de «vraies informations», pointait-il vers sa chronique dans laquelle il défendait la construction du mur à la frontière américano-mexicaine?
«J’ai moi-même été victime de revenge porn quand j’avais 19 ans, rappelle Kate Sinclaire. C’était avant que Pornhub existe. JE N’AIME PAS PORNHUB. Mais si nous fermons le site plutôt que de lui demander des comptes, il y aura toujours des abrutis qui continueront de publier du matériel non consentant. Seulement ils vont le faire dans des endroits plus clandestins, comme des programmes de messagerie. Sans aucune politique de retrait d'images - aussi défaillante soit-elle.»
Le plus grand danger, selon elle, c’est l’adoption de lois dans l’urgence. «La législation hâtive, c’est extrêmement nocif. Pour tant de personnes. La vie est nuancée, il faut du temps, de la recherche. Si quelqu’un prétend qu’un problème de cette taille est simple, qu’il ne faut pas examiner les faits, il faut d’autant plus se poser des questions.»
Parmi ces questions: quel genre d’internet voulons-nous? Un internet dénué d’images non consentantes, de matériel d’abus sexuel d’enfants, bien entendu.
Mais dans la quête pour l’atteindre, il ne faudrait pas laisser des organismes extérieurs, aux pratiques hautement discutables et aux intérêts politiques divers, imposer les règles et déterminer la régulation à mettre en place. «Dans ce pays, conclut Kate, parler de “sauver les enfants”, c’est d'abord parler d’accès au revenu, de racisme, de classisme. C'est une conversation extrêmement compliquée que nous devons avoir. De dire: “fermons tout”, ce n’est pas une conversation.»
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, et pour lire nos parutions précédentes, suivez-nous sur Instagram au @nouvellesintimes et abonnez-vous au nouvellesintimes.substack.com. Des commentaires, des questions, une histoire à nous partager? Écrivez-nous au nouvellesintimes@gmail.com.