Pornhub, après: Angela Jones l’avait prédit
«Ce n’est pas juste Pornhub. Bientôt, ils vont s’attaquer à OnlyFans.»
Photo: Angela Jones
Texte par: Natalia Wysocka
«Ce n’est pas juste Pornhub. Bientôt, ils vont s’attaquer à OnlyFans.» C’était au début de l’été. La Dre Angela Jones nous parlait des conditions d’utilisation du site qui avaient changé, «encore». Des modèles qui devaient «passer de plateforme à plateforme, en essayant simplement de travailler».
Son enfant lui demandait un bâton de colle pour compléter sa création artistique. Son chat voulait sortir. Elle nous disait toutes les fois où, lorsqu’elle avertissait que l’avenir s’annonçait sombre pour les droits des travailleuses du sexe, on lui avait dit: «Vous exagérez.»
Angela Jones n’exagérait pas.
Professeure associée de sociologie au Farmingdale State College de New York, Dre Jones ne cessait d’être sollicitée pour parler d’OnlyFans en surface («Une ancienne actrice de Disney a un compte!») alors qu’elle aurait bien aimé en parler en profondeur. Elle aurait aussi aimé discuter de JustForFans, de Frisk. «De mobilisation. De ce que les travailleurs du sexe faisaient pour reprendre possession de l’industrie, du marché.» Creuser les sillons qu’elle fouillait dans son livre, Camming.
Sorti en février 2020, cet essai porte le sous-titre évocateur Money, Power, and Pleasure in the Sex Work Industry. Dre Jones y analyse la webcam sous la lentille du plaisir, de l’authenticité, du capitalisme, du labeur. Elle retrace l’histoire des sites, Flirt4Free, Live Jasmin, CAM4, Chaturbate. Les liens entre les compagnies de jouets sexuels et la cam, la pornographie. L’exploration des fantasmes, les désirs. Les côtés plus sombres. La discrimination, le doxxing, le racisme. Mais peu de gens ont voulu lui parler de droits du travail, de préjugés, de besoins, de nuances, de webcam, même. Tout tournait autour d’OF.
«Soudain, les journalistes se sont mis à couvrir OnlyFans comme si c’était quelque chose de nouveau. Oui, la plateforme a explosé pendant la pandémie, on a compris. Les chiffres ont gonflé, mais allôôôôôôôô. Les travailleuses du sexe utilisent ce site depuis sa création, en 2016. Les médias, eux, ne s’y intéressent que maintenant que Bella Thorne est dessus. Moi, cette histoire-là, elle ne m’intéresse pas.»
Pas plus que ne l’intéressaient ces innombrables articles qui clamaient: «Voyez tous ces gens couronnés de succès!» «À chaque journaliste pris dans sa fascination idéalisée et romantique d’OnlyFans, j’ai dit: attendez! Je serai cette féministe rabat-joie qui vous dira que ce ne sont pas seulement des arcs-en-ciel et des papillons partout. Que cette poignée de personnes qui réussissent à ce point, ce sont des exemples exceptionnels. Que ce n’est pas forcément l’histoire que vous croyez.»
Car l’histoire que ces articles ont racontée a souvent été la même. Confinement, création de compte, photos «coquines» (adjectif récurrent), pluie d’argent. On parlait de la plateforme sans parler de toutes les subtilités, des écueils, des règles, des difficultés, de la satisfaction, des trolls, de la stigmatisation, des relations, des amitiés, des collaborations, qui peuvent accompagner le travail du sexe. Et surtout du travail. Des raisons pour lesquelles on le fait. Parfois complexes, imbriquées, multiples.
Tous ces sujets que Dre Jones s’est employée à explorer dans son livre. Dans sa conclusion, quasi visionnaire, elle disait sa crainte que le contenu sexuel soit de plus en plus censuré sur internet, que les comptes de modèles soient suspendus, qu’il y ait des problèmes avec les compagnies de cartes de crédit. Elle n’aurait pas pu prédire plus juste. «On m’a souvent dit: oh tu es dramatique! Mais depuis que mon livre est sorti, les choses ont empiré. Mes peurs se sont réalisées.»
Dix mois après la parution de son livre, la chronique de Nicholas Kristof dans le New York Times a eu l’effet d’un choc sismique. Dans son texte intitulé The Children of Pornhub, le journaliste écrivait que le site phare de Mindgeek était «infesté de vidéos de viols». Quelques jours plus tard, Visa, Mastercard et Discover ont annoncé avoir coupé leurs liens avec Pornhub. Le Canada a entamé des audiences sur la titanesque compagnie.
Puis, le 19 août, Bloomberg a révélé que le contenu pornographique ne serait plus permis sur OnlyFans. «C’est à cause de la pression des banques», a soutenu le PDG, Tim Stokely. Six jours plus tard, sa plateforme a «suspendu sa décision». Mais «suspendre» n’est pas synonyme de «revenir sur».
De l’extérieur, ces événements peuvent ne pas sembler liés et pourtant.
«Même avant l’article de Nicholas Kristof, des travailleuses du sexe vivaient de la discrimination bancaire, on refusait de traiter leurs paiements, rappelle Angela Jones. Cette discrimination n’affecte pas seulement leur gagne-pain; elle affecte leur cote de crédit. Quand on nous refuse systématiquement accès à un système bancaire, il y a un impact sur notre capacité à acquérir un logement. Les enjeux sont grands et graves. Très graves.»
Dans son livre, elle souligne que les modèles de webcam risquent d’être signalées ou bannies pour bestialité si un chat passe devant l’écran. Au podcast Peepshow, en décembre, la réalisatrice de films pour adultes Jesse Sage demandait: «Vous savez pourquoi on ne voit pas de sang menstruel dans les vidéos pornographiques? Car c’est sur la liste des interdits des grandes cartes de crédit.»
C’est lors de ce même épisode que l’actrice et camgirl Mary Moody déclarait, en réponse au retrait des compagnies de carte de crédit de Pornhub: «J’aime mon travail. Je ne suis pas une victime. Mais je suis maintenant une victime de Visa et de Mastercard.»
Toutes ces structures brisées
Dans son livre, Dre Jones rappelle souvent: «La webcam est une industrie capitaliste, pas une utopie économique. Même s’il y a des avantages à ce travail, n’oublions pas que c’est quand même un travail.»
Un travail qui doit être considéré par les chercheurs et par les médias avec le même sérieux que tout autre sujet, insiste-t-elle. «Pendant des décennies, surtout dans l’univers universitaire, dès que quelqu’un écrivait sur l’industrie du sexe, c’était soit pour parler exclusivement de trafic humain soit pour parler de pathologie. Alors que la question qu’il faut aussi poser, c’est “qu’est-ce qui pousse les gens au travail du sexe?” Et la réponse, c’est la même chose qui pousse n’importe qui à trouver un boulot. Un salaire. De l’argent. Pour payer l’école, la nourriture, la garde d’enfants. Regardez le coût des soins de santé aux États-Unis. Regardez le coût du logement. Quand les gens doivent dédier 60%, 80% de leurs revenus à leur loyer…»
Mais voir la question sous cet angle est complexe, exigeant. Les gens en position de pouvoir en sont conscients - et heureux. Pendant qu’on observe le tout de loin, «on ne leur pose pas de questions sur toutes ces structures brisées qui doivent à l’évidence être réformées». Les activistes anti-travail du sexe aussi se réjouissent, remarque Angela Jones. Ils en profitent pour se glisser dans les interstices et remettre en question les lois.
Signe qu’ils ont gagné en influence dans les dernières années: dans Camming, la professeure s’intéresse à ceux qu’elle appelle «des entrepreneurs moraux». Ceux qui «sous le couvert de déjouer le trafic sexuel et le matériel d’abus d’enfants, élaborent des lois qui nuisent aux travailleuses du sexe volontaires, restreignent la liberté d’expression et contrôlent la sexualité en utilisant des idées néo-victoriennes et religieuses».
En écrivant le livre, pourtant, elle ne pensait pas aux groupes puissants, médiatiquement omniprésents et poussés par des campagnes de dons planétaires comme Operation Underground Railroad ou Exodus Cry, qui affirment «sauver les enfants» à coups d’opérations hautement discutables (faire semblant d’être des touristes sexuels en Colombie ou au Cambodge, notamment).
Non, Angela Jones pensait plutôt à des gens qui avaient, aimait-elle le penser, de bonnes intentions. «Des gens aux opinions avec lesquelles je suis sans équivoque en désaccord, mais qui sont sincèrement inquiets du trafic humain et de la santé publique, enchaîne-t-elle. Tous ceux qui font partie de ce que l’anthropologue Laura Agustín a autrefois qualifié de “l’industrie du sauvetage”, la rescue industrie. Par exemple, ces féministes radicales qui croient réellement que chaque femme qui fait ce travail y est forcée, et que c’est intrinsèquement une industrie patriarcale abusive dont toute personne doit être rescapée.»
Sauf que voilà. À ces personnes se sont greffées, ou suppléées, des personnalités aux intérêts politiques et économiques divers. Des gens comme l’activiste Laila Mickelwait qui change d’organismes à un rythme effréné pour faire oublier qu’elle véhicule des pensées de la droite chrétienne américaine ultra conservatrice. «Des abolitionnistes purs et durs qui veulent mettre une fin à l’industrie du sexe, tranche Angela Jones. Des gens qui, ces dernières années, ont gagné de la traction, du pouvoir. Et que je trouvais, bien honnêtement, un peu risibles autrefois. Je ne pensais vraiment pas que le grand public les prendrait au sérieux. Je n’aurais jamais pensé qu’ils réussiraient à avoir une telle influence.»
Elle a publié un article sur le sujet dans Salon, en décembre dernier. Après que les compagnies de carte de crédit aient suspendu leurs liens avec Pornhub. Le titre de son papier? «Le lobby religieux anti-pornographie vient de détruire le gagne-pain de milliers de pornographes.»
Dans les commentaires ont déferlé une avalanche brutale de «GOOD!», de félicitations adressées audit lobby. Plein de comptes coiffés d’avatars de Pepe the Frog, symbole de l’alt-right, se sont réjouis de la nouvelle. «Hope they destroy much more, amen.»
C’était la haine ordinaire, affichée, presque fière. «À l’extérieur, on oublie à quel point les gens détestent les travailleuses du sexe», a réagi Angela Jones.
Alors que déboulent les nouvelles, impossible d’oublier. «Avez-vous lu l’article de Samantha Cole dans Vice? Sur les antis, sur leurs liens avec les groupes extrémistes blancs aux États-Unis? À quel point ils commencent à devenir violents?»
«Juste un petit peu illégal»
Dans son livre, Angela Jones insère des bribes de son passé. Quelques souvenirs de ses nuits dans les stripclubs où elle a déjà travaillé. Mais elle préfère laisser la place aux histoires d’autrui. À son ancienne étudiante préférée, Alyssa, qui l’a inspirée à s’intéresser à l’univers de la webcam.
Un jour, Alyssa a cessé de se présenter en classe. Son nouveau travail de camgirl lui rapportait des sous. Elle avait décidé de prendre une pause de ses études. Plutôt que de la juger, Angela Jones avait souhaité en savoir davantage.
C’est là qu’ont commencé ses recherches. Ses discussions et ses rencontres avec des modèles du monde entier. Avec ce proprio de studio de webcam à Bucarest qui lui confie: «En Roumanie, c’est juste un petit peu illégal d’avoir du sexe en ligne.» Avec Kim, qui a trouvé plus facile de faire ce métier avec un trouble bipolaire. Amelia, avec la maladie de Crohn. Beaucoup de mères aussi. Celles qui, déplore Angela Jones, sont souvent étiquetées comme étant «mauvaises» en raison de leur métier.
«Toutes les mères auxquelles j’ai parlé m’ont confié: “Je fais justement ça POUR mes enfants! Ça me permet d’être davantage disponible, présente.”»
Une des modèles lui confie qu’elle a cherché un boulot à faire de la maison (rappelons-le: pré-pandémie) mais tout ce qui s’offrait à elle, c’était de la vente pyramidale. «Je ne vais pas vendre des vitamines!»
«Natalie, une camgirl trans, m’a dit: “J’ai essayé de me faire engager chez McDonald’s. Ils ont refusé.” Il y a une raison pour laquelle il y a un nombre aussi élevé de personnes LGBTQ qui travaillent dans l’industrie. Ce n’est pas une coïncidence.»
«On ne doit pas oublier que contrairement aux idées reçues, ces contrats - de type Uber - ne sont pas disponibles à tous», rappelle Angela Jones. Et même lorsqu’ils le sont, l’illusion est présente.
Comme le soulignait la journaliste et essayiste Melissa Gira Grant, toujours au podcast Peepshow, en décembre dernier: l’un des plus grands mirages de la gig economy, de l’économie des petits boulots, c’est de faire croire que ceux qui en vivent sont entièrement libres et indépendants. Que le créateur de contenu contrôle entièrement ce qu’il produit. Qu’il n’a pas de patron. Qu’il ne doit rien à personne.
Et cela vaut pour Instagram, comme pour Pornhub, comme pour YouTube comme pour d’innombrables autres sites. La plateforme sur laquelle vous lisez cet article pourrait disparaître. Décider de censurer pour, que sais-je, abus de points-virgules. «Tous ces sites peuvent décider de changer leurs consignes abruptement. Nous faire perdre tout notre argent.»
C’est aussi ce dont il est question quand on parle de Pornhub, de OnlyFans. Ce caractère à la fois volatil et despotique de compagnies toutes puissantes. Qui retiennent des pourcentages énormes, en jouant selon leurs propres règles.
C’est ce que rappelle Camming, tout comme le film d’horreur CAM. Présenté en première mondiale à Fantasia en 2018, repris par Netflix où il est encore disponible, ce récit scénarisé par l’ex-camgirl Izza Mazzei capte à la perfection la dévastation de voir son compte bloqué, ses abonnés disparus, son salaire volatilisé. Le cauchemar de comprendre que la plateforme pour laquelle on a tout donné, sa créativité, son temps, un immense pourcentage de ses revenus, ne peut pas, ne veut pas nous aider. Qu’elle ne peut «rien faire».
Si l’avenir l’inquiète, Angela Jones, elle, croit néanmoins qu’on peut en faire beaucoup. «Je milite pour une multitude de causes depuis que j’ai 13 ans. Je crois au pouvoir de l’activisme citoyen. Je vois la mobilisation grandissante des travailleuses et travailleurs du sexe sur le terrain. Surtout en ces temps de législation agressive, s’organiser est devenu un super catalyseur. Mais ce sera une bataille durement gagnée.»
Camming de Angela Jones
Aux Éditions New York Press
En librairie
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