Texte par: Mélodie Nelson
J’accumule les objets sans savoir où les ranger. Ce n’est pas que la peur du manque, c’est aussi que je suis incapable de déceler ce qui est important de ce qui est futile, et ce qui peut être important de ce qui ne le sera jamais.
Je garde des robes pour ma fille, même si elle est déjà plus grande que moi. Je me suis simplement débarrassée des tenues trop portées, lorsque j’étais enceinte, et de mes jupes et chemisiers, relevant de ma période hippie, parce que j’étais certaine de ne plus jamais m’habiller ainsi. Je n’ai plus de petits seins, je ne porte plus de blanc et je suis abîmée.
Dans une boîte de souvenirs que ma mère m’a remise, il y a des photos de mes amies à l’école secondaire, quelques chats en porcelaine, une feuille avec plein de fractions (j’avais noté «écriture de Simon», car Simon m’aidait en mathématiques et je l’ai marié quelques années plus tard) et un journal Ici, dont la page couverture présentait un dossier sur la prostitution dans le quartier Centre-Sud de Montréal.
J’avais conservé ce journal, pour ça, pour ce sujet sur lequel je lis, cherche, expérimente et écris depuis longtemps.
À la toute fin du Ici, il y avait ce qui n’existe plus : des annonces pour offrir une «conversation XXX douce ou cruelle», des «massages agréables pour tout le corps», de la «domination légère», les services d’un «mâle noir érotique étalon porno» ou de Nina, «mature, douce, chaleureuse».
Il y avait également la section «Recrutement», la section vers laquelle je me suis tournée pour trouver une agence d’escortes où travailler, et des studios de webcam aussi. Avant même d’appeler pour signifier son intérêt à devenir une des «jolies jeunes femmes/ minces, fiables toutes nationalités», il y avait le fantasme d’appartenir au monde de ces petites annonces.
Quand les journaux ont décidé de ne plus publier ces annonces, car selon de nouvelles lois, ils participeraient et encourageraient ainsi l’exploitation sexuelle, les travailleuses et travailleurs du sexe ont vu, encore une fois, un nouvel obstacle à leur autonomie financière.
Les journaux permettaient un certain anonymat (même s’il fallait se présenter au journal pour payer ses annonces et prouver son âge, selon une amie qui utilisait cette technique pour proposer ses services), et ils étaient accessibles facilement.
Il n’était pas nécessaire d’avoir des aptitudes technologiques, un catalogue de photos de sa nuisette préférée, une adresse courriel prête à recevoir des time wasters et des lettres d’amour.
Je ne dis pas qu’il faut revenir nécessairement à ça; je veux dire que cette option perdue n’est pas qu’un crush vintage – il n’y a presque plus de journaux papier, de toute façon –, elle est aussi, encore, le signe de l’effacement des travailleuses et travailleurs, la purification faussée d’un espace qui, au lieu de proposer des services sexuels tarifés, propose maintenant le blanchiment de dents en quatre paiements.
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