«Nous sommes seuls, même avec une autre personne.»
Whip: quand un frôlement de main peut avoir la prétention de bouleverser.
Photo par: Marchel B. Eang
Texte par: Mélodie Nelson
Quand je pense à ceux qui m’ont touchée il y a
mon amie Valérie qui me faisait des tresses françaises au secondaire
mon premier petit copain, avant qu’il devienne mon premier petit copain
il m’avait serré la main, avant que je parte quelques jours à New-York – j’avais imité sa poignée de main devant le miroir de la salle de bain, chez mes parents, comme pour deviner sa ligne de cœur fantôme, dans ma paume
un client des Princesses d’Hochelaga – il avait mis ses mains sur mes seins, au moment de me donner son pourboire; je m’étais touchée chez moi, sur un canapé trop lourd, laissé par le locataire précédent, pour effacer son contact
des étudiants dans un cours de danse – nous devions nous assoupir au sol, et qu’une partie de notre corps touche celle d’une autre personne.
Être touchée me trouble. Ne pas être touchée me trouble aussi. Il y a des manques et des errements, des dessins à faire sur mon dos, des lumières à glisser sur ma langue.
Dans Whip, une production minimaliste d’une heure, de la compagnie de danse FakeKnot, les premiers mouvements sont des jeux de mains. Dans un contexte de pandémie, où l’absence de contact a été souffrante pour plusieurs, la simplicité des gestes vient chercher quelque chose en nous. Les deux interprètes, Daria Mikhaylyuk et Ralph Escamillan, aussi directeur artistique de FakeKnot, au visage caché par des cagoules en cuir, rappellent également la distance encore présente entre les corps au quotidien. Leurs contraintes, dans l’habillement et dans l’espace. Et nous, le nez et la bouche masqués, aux membres plus hésitants que les leurs, ne sachant pas encore comment nous adapter aux limites.
Lors d’une conversation téléphonique le 5 novembre, quelques heures avant la troisième représentation de Whip au MAI , Escamillan ose s’interroger sur son processus créatif. «L’idée des costumes est venue avant la pandémie. Maintenant, tout le monde porte des masques et nous ne pouvons plus nous toucher comme avant. Qui suis-je depuis comme performeur? Sans mon visage?»
Whip a aussi été influencé par le consentement. «Avant le mouvement #MeToo, nous ne faisions qu’assumer. Maintenant, nous demandons un engagement éclairé, pour un câlin, une embrassade. Il faut penser aux autres. Dans la danse, nous sommes guidés par les corps, mais la musique et la lumière sont également des repères pour nous assurer d’un accord.»
Pour l’artiste, la poignée de main est si familière qu’elle permettait un accès immédiat au spectacle et à ses multiples connotations. «C’est une entente initiale. Ça peut représenter tant de choses. Les signes secrets d’une fraternité, par exemple.»
Sur la chanson Every Breath You Take de Phil Collins, les spectateurs sont conviés à se rapprocher et à se raccrocher à toutes les évocations possibles d’une chanson populaire, liée à des poignées et des effleurements de mains.
«J’ai fait du street dance, de la danse moderne, du jazz. Mon rapport à la culture populaire est connecté à mon statut d’immigrant. Qu’est-ce que ça signifie, avoir accès à l’art? La culture populaire nous invite à nous sentir bienvenus, en territoire familier», dit le chorégraphe et interprète queer et racisé, Canadien-Philipinx. «Comment puis-je faire en sorte que ma mère soit intéressée par mon travail? Comment puis-je communiquer avec la diversité des communautés?»
Jouer une chanson du groupe The Police avait du sens, pour lui, car elle est une référence populaire importante et crée un effet de contraste avec la trame sonore ensuite, servant de guide aux interprètes aveuglés, et délicatement orchestrée par le compositeur Stefan Nazarevich.
Tout devient danse. Une position d’éveil. L’isolement, quand un corps se tient dans la noirceur, avec un pied seulement dans un rond de lumière. La pudeur dans les mouvements qui semblent plus sexuels.
La respiration des spectateurs. Les spectateurs dévisagés avant l’entrée en salle. Les conversations à moitié entendues. «C’était pas du chardonnay, c’était du sauvignon.» Leur individualité bouleversée par les rapprochements des interprètes, quand ceux-ci se déplacent à quatre pattes, à la hauteur de leurs genoux.
La sueur, marquée au plancher, quand les deux artistes restent au sol, couchés, à l’écart l’un de l’autre, un moment.
L’effet de surprise suscité par les cagoules, tirées, qui s’allongent. Les harnais passés sous les aisselles. Le bruit des cagoules, frappées l’une contre l’autre, ou remuées dans l’espace presque vide.
Quand la performance se termine, dans un noir presque impénétrable, il y un bruit de fermeture éclair, comme une ouverture. Je n’ai pas voulu demander à Escamillan si j’avais imaginé cette ouverture.
Je veux encore croire à la signification de tous les gestes, même répétés jusqu’à l’essoufflement
à l’émotion de doigts qui frôlent les miens
au tissu qui permet à la fois d’explorer le consentement mais de découvrir l’autre autrement
aux contraintes qui ne sont pas des contraintes
comme le chardonnay n’est pas du sauvignon comme le cuir est à la fois souple et rigide
comme «nous sommes seuls, même avec une autre personne».
«De quoi est-ce que la performance a besoin? En quoi est-elle nécessaire?» demande Escamillan. Pour lui, l’art est sensible socialement. «La beauté de l’art, c’est que ça provoque un dialogue. Je veux offrir un espace aux spectateurs, des images, sans narration spécifique. Je veux que tout soit ouvert.»
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, et pour lire nos parutions précédentes, suivez-nous sur Instagram au @nouvellesintimes et abonnez-vous au nouvellesintimes.substack.com. Des commentaires, des questions, une histoire à nous partager? Écrivez-nous au nouvellesintimes@gmail.com.
Merci, Mélodie. C'et un super texte, plein de sensibilité, d'ouverture, de sensualité. Je continue de vous lire avec grand intérêt. Merci!