Nous serons toujours déçues sauf de nous
"Je suis celle qui pense à celles qui sont mortes avant moi, à qui nous avons usurpé la mort afin d’en inventer des motifs, qui ne leur appartiennent pourtant qu’à elles."
Texte par: Mélodie Nelson
Ce texte a été lu comme mot de bienvenue à la soirée micro ouvert organisée par l’organisme Stella, au Café de la ligne verte, dans le cadre de la Journée internationale pour que cesse la violence contre les travailleuses et travailleurs du sexe. Cet événement a lieu chaque année, depuis 2003, et prend la forme de vigiles, de manifestations, de spectacles, de lectures ou de veillées aux chandelles.
Nous serons toujours déçues sauf de nous.
Est-ce ainsi que nous devons accepter de vivre, menaçées par les politiques qui jouent à faire semblant mieux que nous quand ça fait trop longtemps, quand nos jambes tremblent, épuisées, quand notre fond de teint n’existe plus, quand nos yeux veulent juste se fermer, un peu, quelques secondes, mais nous ne pouvons pas nier, oublier, refuser, comme eux.
Les politiques veulent parler de nous, contre nous, après nous avoir payées, après nous avoir supplié de cracher dans leur bouche, après s’être dit qu’ils étaient gentils et que nous étions gentilles et que nous n’étions pas comme les autres.
Mais nous sommes comme les autres.
Je suis le PIaMP, conspué, objet de la panique morale et de la désinformation. Je suis celle aussi qui reçoit le soir un message sur Facebook qui me dit Bonjour ! Il y a des féministes pour et contre le travail du sexe....Souvent les féministes qui sont contre le travail du sexe expriment un grand mépris envers la pulsion sexuelle de l'homme....Exprimer un mépris de la pulsion sexuelle de l'homme....c'est mépriser l'homme....Je me posais la question suivante...La question est que quand une travailleuse du sexe n'a pas envie de faire l'amour à son conjoint....est-ce qu'elle va faire l'amour quand même à son conjoint....pour faire plaisir à son conjoint....puisqu'elle était habituée à faire l'amour avec des clients sans avoir envie de le faire. Je suis celle qui écoute trop souvent Lana Del Rey, mais qui est frustrée de son Spotify Wrapped. Je suis aussi celle qui s’en veut d’aimer ça, se faire payer pour baiser. Je suis celle qui déteste ça.
Je suis celle qui ment sur son site web et qui dit qu’elle aime Nick Cave et qu’elle voudrait suivre des cours pour devenir sommelière.
Je suis celle qui pense à celles qui sont mortes avant moi, à qui nous avons usurpé la mort, afin d’en inventer des motifs, qui ne leur appartiennent pourtant qu’à elles. Je suis celles qui sont mortes, alors qu’elles ne le voulaient pas, que leur Instagram était rempli de compliments, de pensées positives, de manifestations et de repas au restaurant.
Je suis celle qui se prend en photo devant le miroir des toilettes chez Marcus. Je suis celle qui n’est jamais allée manger chez Marcus, mais qui rêve plus des toilettes que de la burrata ou du calmar ou du caviar chez Marcus.
Je suis celle pour qui nous justifierons les manques et les traumas par son travail.
Je suis celle qui veut rester dans son lit, seule, ne pas recevoir des chandails de Temu de la part de ses clients, je suis celle qui veut être adorée, je suis celle qui veut performer, faire rire, parler de ses parents, de ses voisins, de son accident de voiture, de sa passion pour les meubles flamands du dix-septième siècle, je suis celle qui veut recevoir un pourboire, même quand elle a les cheveux gras, je suis celle qui a peur, je suis celle qui n’a pas peur, je suis celle qui le répète, nous serons toujours déçues de tout, sauf de nous.
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Des commentaires, des questions, une histoire à nous partager? Écrivez-nous au nouvellesintimes@gmail.com. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, voyez toutes nos archives ici, suivez-nous sur Instagram au @nouvellesintimes et abonnez-vous gratuitement ci-dessous.