Texte par: Natalia Wysocka
Il y a quelques années déjà, lorsque nous lui avons parlé, Jacqueline Frances, dite Jacq the Stripper, déplorait «la représentation uniformément triste et tragique» des travailleuses du sexe dans la culture pop. Elle venait tout juste de terminer le tournage de Hustlers, long-métrage sur lequel elle avait agi à titre de représentante.
Jacq, qui a raconté sa vie de danseuse érotique dans plusieurs oeuvres littéraires, espérait alors que ce film avec J.Lo offrirait autre chose, comme image de sa profession, que Marisa Tomei dans The Wrestler ou Darryl Hannah dans Dancing at the Blue Iguana.
Petite victoire? Depuis, il y a eu Margot dans The Menu. Et, récemment, le roman The Guest, d’Emma Cline, qui présente un personnage de travailleuse du sexe dont le traitement est complexe, profond, clairvoyant.
«J’affectionne les héroïnes qui ne se perçoivent pas comme des victimes, même si la société - ou les lecteurs - les perçoivent comme telles», a confié Emma Cline au podcast Poured Over.
Son personnage d’escorte que le Guardian a qualifié de «spectral» et de «curieusement liquide» dérive un peu, nage à contre-courant, pense se noyer, mais se sort toujours la tête de l’eau. «Le fait qu’elle soit travailleuse du sexe a une portée critique sur plusieurs de ses relations, mais l’approche de Cline n’est jamais macabre ou grossière», a salué le papier.
Étrangement, d’autres articles n’ont même pas fait mention de la profession de la protagoniste. Oubli? Omission? Incompréhension?
Pourtant, ce «détail» est crucial à l’ensemble. Car The Guest (ou L’Invitée en version française) parle de désir et du pouvoir de le combler - grisant à l’occasion, épuisant souvent.
Mise en contexte: la protagoniste, Alex, a fui «la ville» (comprendre: New York) et un homme colérique qui la mitraille de textos. Aux côtés d’un autre homme, plus âgé, plus passif (du moins en apparence), ridiculement plus riche, elle se retrouve dans une confrérie fermée, hyper huppée, où la valeur des gens se reflète dans leurs piscines. Les maisons y sont comme des forteresses, vides pour la plupart, et déterminées à le rester. Dehors, les intrus.
Alex se glisse ainsi, pseudo incognito, dans cette société où «le caviar scintille comme de minuscules diamants noirs» et où tant d’invisibles abattent du labeur brutal pour assurer l’oisiveté et le confort des autres.
The Guest est en ce sens une satire brillante sur le travail, où, alors que l’électricité statique crépite dans l’air, la protagoniste embrasse et rejette tour à tour le fait d’être devenu «une sorte de meuble social inerte». Pour se distraire, et passer le temps, elle ruine de jolies choses, cette fille un peu arnaqueuse, un peu voleuse, beaucoup brillante.
Beaucoup ont d’ailleurs dit qu’elle n’avait pas de passé, pas de personnalité, pourtant. La discrétion est aussi un trait de caractère.
Justement: discrétion. De son expérience de travail du sexe, on n’a droit qu’à des phrases comme des polaroïds. Un enterrement de vie de garçon, ou peut-être un anniversaire, ou peut-être juste une soirée en honneur d’un type nommé, selon les ballons, A-S-O-N.
La lettre J s’est dégonflée, ne flottant plus qu’au sol.
Rien n’est explicité. Simplement une mention de la «cérémonie des préparatifs». Ou une liste des restos où elle allait autrefois avec des clients. Ceux où on pliait sa serviette quand elle allait aux toilettes, ceux où sa personne avait été mise sur une liste noire.
Beaucoup l’avaient mise sur une liste noire.
Ici encore, elle évoque ce client qui lui avait appris à contrôler sa respiration. Et se réjouit, lorsqu’elle console une inconnue qui pleure à une fête parce que son copain l’ignore et refuse de l’embrasser devant ses amis, que ses propres arrangements avec les hommes ne laissent pas place à une telle ambiguïté.
Parfois, aussi, elle évoque les «autres filles».
Celles qui lui ont appris à ne pas dire merci, plutôt à sourire, juste sourire, et à prendre les cadeaux comme s’ils lui revenaient de droit.
Celles qui lui ont dit que les sacs à main étaient les seuls objets possédant une valeur de revente.
Celles qui lui conseillaient de se servir, allez, sans jamais emporter trop.
Celles qui faisaient parfois des crêpes la nuit et qui pleuraient leur maman et qui enfilaient des hoodies sur leur robe de grandes occasions évoquant des tenues de bal de finissantes.
Mais elle se souvient surtout des regards remplis de jugement, et des regards qui se détournaient, et des regards qui essayaient très fort de ne pas regarder.
*
Comme chez Conner Habib l’été dernier, la plage est partout dans The Guest. Porteuse d’éléments opaques et d’une eau qui, tous l’espèrent, lave des péchés comme du passé.
Sauf que Hawk Mountain était plus sombre, plus horrifique, plus inextricable. Ici, la tragédie se situe ailleurs: dans les divisions de classes, dans les préjugés, dans l’exclusion camouflée sous la jovialité feinte, «oh honey!»
Un journaliste du Vanity Fair a d’ailleurs dit qu’il s’agissait d’une comédie.
Beaucoup ont également dit que l’action se déroulait dans les Hamptons, où tout dégouline de richesse et d’excès et d’artifices sémillants, «my dear!», même si les Hamptons ne sont jamais nommés. (Emma Cline a fini par le dire aussi.)
Quand même drôle: le livre est un bestseller dans cette contrée. D’après le site immobilier Curbed, tout le monde lit The Guest au nord-est de Long Island. Tout l’été, raconte le journaliste, «les Hamptonites ont tourné les pages en y reconnaissant des voisins, leur richesse, peut-être même un peu d’eux-mêmes».
Une femme qui passe ses vacances dans la région applaudit la justesse de la description. Celle d’Alex, surprise de voir tout le monde laisser tout traîner partout, sans crainte de se faire voler: son sac de plage, ses souliers, son rosé. Elle-même était autrefois inquiète de laisser sa bicyclette sans cadenas en ville, raconte-t-elle au journaliste. «Mais j’ai vite compris: les gens ici volent des compagnies. Parfois des épouses. Jamais des vélos.»
*
Si «tout le monde» a lu le roman, «tout le monde» a aussi parlé de sa fin.
On l’a interprétée comme une extension naturelle de ce climat onirique, le New Yorker l’a comparée à Gatsby le magnifique, les membres du Vanity Fair ont embauché leurs amis, et même leurs maris, pour débattre de la fameuse conclusion - et du droit d’en débattre, point.
La journaliste du VF, Keziah Weir, elle, a imaginé le roman se terminer au son de For What it’s Worth, de Buffalo Springfield: «There’s something happening here. What it is ain’t exactly clear.» (Elle souligne en outre avoir compté 100 occurrences du mot «maybe» dans The Guest.)
Selon elle, la fin est peut-être un état d’esprit plus qu’un état des lieux. «Marqué par la dissonance déconcertante d’une chanson entraînante jouée sur repeat.»
Parmi les autres théories, il y en a une qui compare le livre à Uncut Gems, le film avec Adam Sandler en joaillier paumé (uh?), une qui inclut un fantôme (au secours), une qui propose avec tout le sérieux du monde l’immonde «ce n’était qu’un rêve» et une pseudo-philosophique-morale à la «ce qui importe, ce n’est pas la route, mais bien la destination» - ou quelque chose dans le genre.
(La même personne dit ultimement espérer un dénouement heureux uniquement pour le chien errant du roman.)
Emma Cline, elle, a dit que la fin était inspirée de la nouvelle The Swimmer, de John Cheever. (Désolée pour la théorie sur Adam Sandler.)
Pour ce qui est du ton, Le Guardian a trouvé ça «souvent très rigolo». En entrevue, sans rire, Emma Cline a souligné tous les questionnements générés par son personnage: «Y a-t-il un pouvoir, aussi étrange soit-il, à être ‘un objet’? De quelle nature est ce pouvoir? Quelles en sont les limites? Et qu’est-ce que cela signifie, d’avoir cette forme d’invisibilité qui fait en sorte que les gens font et disent des choses devant vous qu’ils ne feraient et ne diraient jamais s’ils pensaient que vous étiez un être humain à part entière?»
Sans faire la morale, toutefois: «Bien sûr que personne ne veut un sermon sur l’agentivité féminine, sur qui détient le pouvoir et qui ne le détient pas. Ces choses ressortent naturellement des personnages, pas de manière consciente pour moi.»
Aparté: comme dans Aesthetica, un autre roman paru récemment, The Guest offre une grande place au cellulaire. Mais peut-être c’est juste normal pour des romans écrits maintenant.
Dans The Guest, ce dernier s’éteint s’allume se recharge mais ish pas pour longtemps meurt tombe dans l’eau ressuscite bombarde de textos s’éteint à nouveau.
«La technologie peut ruiner une intrigue - mais elle peut aussi la draper d’étrangeté, estime Emma Cline. Par exemple: un personnage en ‘butt-dial’ un autre et, soudain, un portail inespéré s’ouvre vers un autre monde! J’aime cette idée du clignotement. Parfois, un cell peut amener de l’espoir. D’autres, de très tragiques nouvelles.»
*
Sur Goodreads, erh, des gens ont vraiment haï The Guest - comme des gens ont haï Detransition, Baby. Parce que les personnages n’étaient pas gentils. Ce qui est un peu la pire raison d’haïr un livre, mais passons. Des exemples de critiques:
I literally couldn’t care less about what happened to this woman.
Alex is unlikeable, cringey, depressing, and boring.
She was annoying and stupid and delusional; I literally just wanted her to get a job and shut the hell up.
Alex sucks. I’m offended by this female character.
Offensante? Emma Cline la décrit plutôt comme «une espionne dans une communauté fermée». Une communauté qui ne veut rien savoir de personnes comme elle, mais qui requiert pourtant une armée de travailleurs domestiques pour continuer de voguer, tranquillement, sans effort, sans houle. Les nannies, les majordomes, les gardes de sécurité, les baby-sitters, les jardiniers… Tous indispensables. Tous dissimulés.
Quoi, cette pelouse magnifique a été tondue par une main humaine? Quoi, ce mobilier contemporain ne s’est pas épousseté tout seul? Quoi, cet homme a été satisfait à la suite d’un échange monétaire? Chuuuut.
Emma Cline analyse: «Dans ce microcosme de pouvoir et de richesse, il faut un aveuglement volontaire pour ne pas prendre acte de ce labeur, un labeur que tout le monde consent à ne pas remarquer.»
Comme elle le note dans le roman: «Il faut tant d’efforts et de bruit pour entretenir ce paysage censé évoquer la paix et le calme.»
Tant d’efforts pour exclure. «Tout de cet endroit semble crier qu’il s’agit d’un lieu pour un type très spécifique de personne.» Comprendre: pas elle.
Et à ceux qui se désolent de voir que les choses restent sensiblement statiques à la fin de cette épopée marquée par les descentes de vodka-soda, alias «the drink of the female martyr», Emma Cline répond: «Je résiste très fort à cette idée que, dans un film ou dans un livre, un personnage doit apprendre quelque chose à la fin. Qu’il faut qu’il y ait une morale. Parce que, la plupart du temps, la vie n’est pas comme ça. Les gens ne changent pas.»
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