Les mauvaises filles
Être payée pour écarter timidement les jambes devant un photographe amateur.
J’aime me raconter, en cherchant quelque chose qui peut sembler spécial, mais qui ne l’est pas, ou qui l’est, un peu, mais qui cache puis révèle ce qui est commun. Me déshabiller, pour moi, est précieux. Escorte, je pensais à mes habits, à la façon dont je devais retirer un chemisier - lentement, nonchalamment, devant un client ou pendant qu’il se lavait les mains à la salle de bain - , déposer ma jupe et ranger mes souliers à talons hauts.
Une fois, je l’ai déjà mentionné, je crois, je suis allée voir un homme pour qu’il me photographie, sa tête entre mes jambes. Je ne pense pas l’avoir déjà raconté. Je vous offre cette histoire, parce que cet homme avait des centaines de vulves sur son ordinateur, toutes différentes, et que même si vous n’êtes pas toutes des femmes qui ont déjà été payées pour se dénuder, il y a, dans toute rencontre, beaucoup de solitude ou d’appréhension ou d’excitation à apprivoiser et à canaliser.
Dans une histoire de photographie intime, il y a cette crainte d’être une bonne personne ou non, d’être suffisante ou pas, de se montrer, sans rien d’autre que soi. Je n’ai pas encore trouvé la forme idéale pour tout raconter, ni les mots, mais j’aime être accompagnée par vous dans ces tentatives de toucher plus que moi.
Photo par: Myriam Lafrenière, au Saint Motel
Texte par: Mélodie Nelson
C’était presque mon anniversaire. Je n’habitais nulle part. J’avais à moitié rompu avec mon amoureux. J’étais chez mon amant, pendant qu’il était en France à revoir d’anciens copains, à boire avec eux, à remesurer sa queue avec eux, à répéter qu’il s’était déjà fait la bouche d’Emmanuelle Béart et mon cul. Je nourrissais ses deux perruches et son chat siamois et en me disant qu’après, quand il reviendrait, je referais mes valises et je partirais. Je ne savais pas encore où. Je ne voulais pas être avec lui. Ce serait pourtant facile, si j’acceptais de me la fermer, de sourire quand j’inviterais ses amis à manger du poulet frit chez lui, de le féliciter pour ses parties de Scrabble, si j’acceptais que ma vie soit de boire du vin au lit, pendant qu’il dort.
Je pouvais être tout pour lui et plus rien pour moi.
Je n’avais pas envie d’être rien. Je tachais son évier avec les sacs de thé que j’y laissais, je dormais avec son chat quand il me l’avait interdit, j’écrivais que j’étais malheureuse sous les bancs du parc près de chez lui et mes cheveux étaient encore beaux et longs et noirs comme ceux de la première Barbie que je m’étais achetée. Elle avait des joues rouges et une jupe hawaïenne. Je l’avais montrée fièrement à ma grand-mère, lors de sa dernière nuit à l’hôpital, avant de mourir, seule. Elle m’avait pourtant dit qu’elle attendrait que je sois une ballerine.
Mon autre grand-mère n’aimait pas les femmes. Les pires étaient les secondes épouses. Les maris devaient toujours rester avec la femme à qui ils avaient promis des voyages tous les ans, des massages et des fins de semaine à faire des confitures. Les femmes devaient avoir des enfants, de la vaisselle pour tous les jours et de la vaisselle pour les fêtes, des études pour devenir enseignante au primaire. Elles devaient jardiner, parler de séries télé avec leurs voisines, acheter la peinture de la couleur de l’année chez Rona, encourager les filles à prendre des leçons de patinage artistique et les garçons à porter des chandails avec des slogans féministes et lire des romans sans en corner des pages. « Je sais lire. J’ai pas besoin qu’on me dise comment ni quoi lire », disait mon autre grand-mère. Les femmes ne devaient pas porter de rouge, ni sortir faire l’épicerie en minijupe. Elles devaient marier des policiers pour se sentir toujours en sécurité.
Mon amant était policier en France. Quand il était arrivé au Québec, il s’était recréé une vie : il avait déjoué des terroristes, il avait baisé une escorte sur le capot de sa voiture et l’avait ensuite conduite dans un organisme pour femmes battues afin qu’elle donne aux autres des robes qu’elle ne portait plus, il avait baisé une candidate de Loft Story sur une imprimante, il avait baisé une mannequin avant de la refiler à Beigbeder dans une toilette et il avait mangé des brioches avec tous les autres auteurs que j’aime. Il avait beaucoup d’ennemis, mais ce n’était plus important maintenant, depuis qu’il portait des vestons, que nous pleurions ensemble dans des cafés sur Mont-Royal et que son visage se retrouvait sur les écrans de télévision québécois.
Depuis qu’il était reparti en France en vacances, j’ouvrais des boîtes. J’y lisais le contenu de cahiers Moleskine. J’y regardais des photos d’enfance, des photos de lui tout bronzé, les cheveux blonds roux comme le blé brûlé, je le voyais avec sa grand-mère et son grand-père, mais jamais avec sa mère.
Je cherchais des armes.
J’avais trouvé ses papiers de divorce, et un test de personnalité dans lequel il indiquait que son émission préférée était Drôle de vidéo.
Il y avait des pâtes et des soupes instantanées dans son garde-manger, mais je n’avais envie que de tisanes et de rondelles d’oignons. Je n’avais presque plus d’argent. J’avais dépensé mon dernier dix dollars pour me faire livrer un hamburger du restaurant Miami Déli. J’avais les cheveux gras depuis que j’étais toute seule à nourrir un chat et des oiseaux. Si je mourais, ma peau se couvrirait de tout ce que je n’ai pas vaincu. Personne ne parlerait de moi dans les journaux.
Les mauvaises filles peuvent collectionner les messages Facebook de condoléances, mais c’est vite oublié, une fois l’an on leur écrit, pour leur anniversaire ou pour leur dire j’ai vu un film que tu aurais aimé, et d’autres filles meurent aussi, moins mauvaises, et on les pleure parce qu’elles auraient pu sauver le monde, avec leur sourire leurs diplômes leurs heures de bénévolat leur bouche à la télévision les pétitions qu’elles font signer et parce qu’elles aiment et sont aimées.
Les mauvaises filles ne savent pas être aimées longtemps. Elles sont payées à l’heure ou à la nuit, pour s’étourdir. Elles sont amenées en voyage pour s’amuser, elles tiennent les mains comme des queues, elles ne s’offusquent pas quand leurs cheveux sont tirés ou quand leur nom n’est pas bien prononcé. Les mauvaises filles acceptent trop de ketchup dans leur hot-dog, elles se couchent tard, elles prennent un joint au petit-déjeuner, elles enlacent leurs amies quand l’une d’elles a perdu son chat. Les mauvaises filles ont des amies. Elles ont toutes peur de crever ensemble sans être remarquées.
Elles organisent des showers pour leurs amies qui sont de bonnes filles et qui font des enfants, sans que ça paraisse sur leur corps. Elles connaissent la modération et trouvent toujours chouette la tapisserie des toilettes. Elles mangent même des escargots sans se faire vomir après. Le repas préféré des gentilles filles, c’est toujours ce qui est présenté dans leur assiette.
Dans le condo de mon amant, avec ses petites bêtes et ses messages Facebook auxquels je ne répondais pas assez rapidement, je savais que j’aurais bientôt à faire autre chose que de tacher son évier. J’avais regardé sur un site d’annonces la section pour adultes. Des hommes cherchaient une secrétaire pour les branler au bureau. Des hommes voulaient se faire dévierger. Des hommes voulaient savoir si c’était vrai que leur bite était grosse. Un homme voulait que j’en appelle un autre et que je lui dise pardon à sa place, avec un accent slave. Un homme voulait du lait maternel. Un autre voulait une petite culotte déjà portée. Un homme voulait photographier une vulve. Il précisait qu’il ne voulait pas une vulve de professionnelle. Il ne voulait pas une vulve de mauvaise fille. Il était prêt à se déplacer ou à offrir un café chez lui à la fille qui ne se montrait pas habituellement, timide et précieuse.
Je lui avais écrit. Il m’avait répondu et envoyé des centaines de photos de vulves, pour me montrer ce qu’il faisait. Je n’avais pas regardé; j’avais deviné des sexes en pixels de toutes les couleurs et je ne voulais pas comparer mes lèvres à celles des autres. Je lui avais dit que je lui faisais confiance. Il disait qu’il pourrait venir jusqu’à Rosemont, que ça ne le dérangeait pas, il l’avait déjà fait, une fois, pour une mère qui devait chercher son enfant à l’école pour le lunch, mais qui avait le temps d’écarter les jambes avant. Elle portait le voile, qu’il m’écrivait, et ça ne m’avait pas fait réagir; je porterais pour lui la même salopette GUESS que je portais depuis une semaine.
Il était finalement venu me prendre à la sortie d’une station de métro. Nous avions discuté dans son automobile. Je lui avais dit que j’étudiais en littérature et que je voulais écrire de la poésie. Il m’avait raconté son enfance en Inde et ses parents qui exigeaient qu’il soit médecin. « Ils auraient été déçus même si j’étais devenu dentiste ou avocat. » Il n’avait pas aimé ses études. Maintenant, il était médecin spécialiste au Canada, et il avait un bateau et une maison et sa mère était chez lui, à l’étage. Il m’avait prévenu que si je la croisais, je devais faire comme si j’étais une collègue. Je regrettais ma salopette en jeans et mes sandales plates. Je n’avais pas l’air de savoir jaser anesthésie générale.
Quand j’étais entrée chez lui, j’avais parlé fort d’hôpital, d’une nouvelle adjointe administrative et de réunions interminables, pour que sa mère m’entende. Il m’avait dit de me rendre à la salle de bain. J’y avais trouvé un savon encore emballé, sur une serviette blanche, pour laver mon sexe.
Ensuite, j’étais allée le rejoindre au sous-sol. Il y avait une salle de gym et une pièce fermée, dans laquelle il m’attendait. La pièce était remplie de boîtes, de classeurs et d’un gros fauteuil, comme le fauteuil préféré de Joey et Chandler dans Friends. Il m’avait expliqué que je pouvais m’asseoir et retirer ma petite culotte, qu’il me laisserait ouvrir ma chatte, il ne me toucherait pas, sauf si j’acceptais et, dans ce cas, il me donnerait vingt dollars supplémentaires. J’ai mordu ma lèvre, j’ai fait comme si j’étais confuse, en plein dilemme, à préférer mes doigts pour écarter mes lèvres au lieu d’accepter qu’un inconnu ne le fasse, lui qui tendait un appareil-photo à plus de cinq mille dollars à quelques centimètres de mon sexe.
Il ne me faisait pas peur. Il était gentil et prévenant. Il m’avait offert un savon de chambre d’hôtel tout neuf. J’avais bien vu son bateau. Il ne mentait pas, je ne me ramasserais pas avec une caméra braquée sur moi, des cordes autour du corps, un homme qui m’obligerait à lui dire je t’aime, comme mon amant, qui voulait que je le rassure, que je lui écrive, tous les jours, toutes les heures, je t’aime, sans mettre de point à la fin de mes phrases, sinon ça indiquait qu’il y avait une fin à tout ça, à nous.
Je pouvais retrouver mon amant encore, sur le plancher, à pleurer, avec une musique triste sur repeat, parce que j’étais restée trente minutes de plus que prévu avec ma meilleure amie, je n’avais plus le droit de le laisser sans nouvelle, de confier mes secrets, d’acheter des diadèmes et de faire semblant que j’étais la même qu’à quinze ans. Tout était encore possible pour nous quand il rentrerait de France, tout resterait possible si j’acceptais de prendre du thé seulement avec lui, de grossir avec le saucisson qu’il me ramènerait le midi, de prononcer je t’aime, je t’aime pour de vrai pour survivre et pour de faux, parce que tu me mets à quatre pattes dans ta baignoire avant de me verser de l’eau entre les fesses, tu me laves et me baises et me relaves et je te dis je t’aime pour que tu dormes mieux.
Je ne voulais pas de ses bibliothèques Ikea, de ses salades de comptoirs d’épicerie, de ses cahiers Moleskine avec des dates et des numéros que je ne connaissais pas. Bientôt, je n’aurais plus à nourrir ses perruches et à calculer le nombre de secondes que je pouvais rester à hurler la bouche dans un oreiller, dans un lit chaud que parce que j’y bougeais sans cesse.
Je savais que l’homme à l’appareil-photo ne m’enterrerait pas dans son jardin après avoir enregistré sur sa carte mémoire mes grains de beauté, même si plein de mauvaises filles meurent comme ça, il y a un homme qui te passe les menottes, il te frappe avec une bouteille de vin, tu t’évanouis et tu ne te réveilles jamais ou tu te réveilles et il est en train de préparer le prochain repas de ses cochons.
Il y a plein de mauvaises filles, des filles perdues, disparues, des statistiques, des filles à l’histoire et aux corps brisés aux vagins exposés pendant un procès, il y a une fille comme ça, elle est morte et pour prouver qu’elle a été tuée, les os de son vagin ont été montrés au jury. Elle avait été pénétrée avec un couteau. Le meurtrier avait été acquitté lors de son premier procès.
Quand je mourrai, personne ne se souviendra de moi et je voudrais ne jamais mourir, j’aimerais être capable de partir sans dire au revoir à mon amant, j’aimerais une dernière journée avec lui, être la seule qui sait que c’est la dernière journée, à boire du rosé, à manger du pain et du fromage et du riz basmati au lit, à remonter ma robe et à lui proposer mon cul, je pourrais laisser toute ma lingerie chez lui et le regretter, partir et être oubliée et ne jamais mourir, puisque je n’existerais plus pour personne.
Le photographe avait écarté mes lèvres, et je réussissais à ne penser à rien, sauf à une boutique qui serait encore ouverte, quand je sortirais de chez lui. Il m’avait demandé s’il pouvait se toucher, en même temps qu’il me regardait. J’avais accepté, d’une voix que j’espérais excitée et respectable, une voix qui mouillait mais pas trop, une voix avec du miel tout propre et bio.
Il s’était excusé. Il m’avait dit que son pénis était petit et pas comme les autres. J’avais demandé quels autres, en imaginant des médecins dans un vestiaire. Il m’avait parlé de films pornographiques, de femmes qui râlent et gémissent sous les coups de sexes qui ne ressemblent pas au sien. J’avais tenté de le rassurer. Il avait joui, en m’écoutant lui parler de sa queue.
Après, en voiture, il m’avait demandé où j’habitais et je ne lui avais pas répondu que c’était chez mon amant. J’avais parlé de complications et il m’avait proposé d’habiter dans l’un de ses appartements. J’avais regardé dehors, comme si l’appartement qu’il me proposait était dans une de ces grandes tours devant moi, et j’aurais voulu accepter, mais ce n’était pas moi, la mauvaise fille qui aurait un palais comme cadeau d’anniversaire. Je voulais boire de la bière avec des amies et ne jamais vieillir.
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Émouvant comme récit. Merci