Texte par: Mélodie Nelson
Ma mère m’a dit «il nous reste dix bonnes années».
J’étais avec mon père et elle, au Seingalt, avant une présentation de la pièce de théâtre Au sommet de la montagne, de l’autrice Katori Hall, que mon amie Édith Kabuya avait traduite en français.
C’était début mars. Je passais la journée avec mes parents. La pièce avait été un prétexte pour acheter tous les gâteaux au sucre et à l’érable du IGA du Complexe Desjardins. «Sinon je demande à Marlène de m’en acheter.» Ma mère avait tout pris ce qu’il restait et mon père était allé porter les gâteaux dans le coffre de la voiture.
Entre le théâtre et le restaurant, nous nous étions arrêtés à Repentigny, dans la maison de ma grand-mère, depuis plus de soixante ans, la maison
de ses quatre fils
des magazines 7 jours
de veilles de Noël avec des cartons de Saint-Hubert
de cahiers à colorier – ma cousine et moi nous nous enfermions dans la salle de bain du sous-sol, pour dessiner, à l’abri de nos frères –
des Perrier trop haut dans son réfrigérateur depuis qu’elle se déplaçait en marchette.
Sur la table de la cuisine, il y avait des factures, des ustensiles, des fleurs fanées, des serviettes tachées, des stylos à bille, il y avait un fouillis que je n’avais pas vu chez ma grand-mère avant.
Ma mère m’avait prévenue qu’elle avait changé, mais l’apparence des gens ne me choque jamais. Je peux peigner les cheveux d’une femme à la fourchette, pour y défaire les nœuds d’un mois dans une maison d’hébergement et dans la rue, je peux prendre dans mes bras un homme à la peau transparente, je peux me mettre à genoux devant les absences des autres. Je peux embrasser ma grand-mère et sentir ses os comme je n’ai jamais senti ses os.
C’était la dernière fois que je voyais ma grand-mère. Elle avait complimenté mes leggings et m’avait demandé quelle taille je portais.
Au restaurant, ma mère me parlait de vieillesse et mon père commandait une bouteille de vin rouge.
Je ne peux même pas t’annoncer que ma grand-mère est morte. Je t’envoie des photos de moi en sous-vêtements, avec une ligne noire sur mes paupières.
Ma mère me parlait de ses amies et je lui parlais de la maîtresse de John Edwards. «Nous n’entendons plus parler de lui depuis.» Ma mère avait commandé un tartare, parce qu’elle croyait que ça venait avec des frites. Réalisant son erreur, elle en a commandé en extra. Quand mon père en a voulu, elle lui a dit qu’elle mangerait tout, mais elle lui a permis d’en prendre un peu, quand même. J’ai pris des photos.
Je trouve toujours beaux mes parents et quand ma grand-mère meurt je pense à mon père qui perd sa mère et je pense à mes enfants qui ont peur de me perdre et je pense à mes parents qui se prédisent dix bonnes années, alors que je leur en souhaite encore cent, à pédaler au Portugal, à essayer des cardigans dans les cabines des centres commerciaux, à commander de la mayonnaise et du ketchup pour leurs frites en extra, à ne pas regretter de m’avoir comme fille.
Une semaine avant de mourir soudainement, ma grand-mère a demandé un câlin à un de ses fils. Pour ma grand-mère, cacher ses sentiments, ce n’était pas se nier, c’était une décence naturelle. Elle aimait ses enfants, elle aimait la terre, son mari, les orignaux, les vêtements avec des brillants, les marchés aux puces, la Floride, la télévision, parler très fort au téléphone, les souvenirs qui la ramenait à L’Assomption, à la cour que mon grand-père lui avait faite, les récitals de piano, les chiens, les verres à motifs d’as de pique.
Elle avait demandé à ma mère ce qu’elle ferait pour mon grand-père, comme repas. Ma mère lui avait rappelé que son mari était décédé. Ma grand-mère lui avait assuré qu’elle le savait.
«Quand ma mère est morte, la veille, avant ta première communion, elle m’avait dit qu’elle avait rêvé à un jardin de fleurs, à un grand jardin de fleurs. Je pense qu’elles le savaient, qu’elles allaient mourir, et qu’elles étaient attendues. Je pense que Thérèse a vu ton grand-père, qu’il allait l’accueillir. Elle ne pensait plus aux pyjamas que je venais de lui trouver.»
Si j’écris sur ma grand-mère, c’est qu’il y a tant à pleurer et à raconter encore. Elle était celle qui dirigeait une famille digne d’une série télé, la matriarche qui découpait les photos dans lesquelles elle ne se trouvait pas belle, la femme contre les autres femmes, mais aussi la femme qui s’imposait envers et contre tous, elle est morte avant de devoir quitter sa maison, sa maison qui avait brûlé et dans laquelle elle était tombée, plus d’une fois.
La dernière fois, elle avait appelé les urgences et les ambulanciers avaient défoncé la porte d’entrée.
Les autres fois, ma grand-mère était là, toutes les autres fois ma grand-mère était là et elle avait nos photos sur la table de salon, et les dessins de ma fille, et les assiettes en céramique de ses brus sur un mur, et je ne pensais pas qu’elle allait mourir tout de suite.
Nous ne pensons jamais mourir tout de suite.
Elle avait deux de ses fils à ses côtés.
Lundi, ses quatre fils lui choisiront un cercueil. Ils se sont retrouvés à l’hôpital. Je ne peux que souhaiter que ma grand-mère prépare des repas à mon grand-père, au ciel, avec de la crème à glace en guise de dessert, mais j’espère aussi que mes oncles et mon père réussiront à se réconforter et à s’unir, et qu’ils pourront se parler et se retrouver pour mille autres raisons, bientôt, au Saint-Hubert.
Ma fille a pleuré dans mes bras. Je sais qu’elle pensait à moi. Je n’ai pas menti; je n’ai pas dit cette fois que je ne mourrai jamais. Je lui ai dit que j’étais là. Et je suis là. Je serai là. Nous avons marché ensemble, croisé une amie aux cheveux blond reflets de soleil, et un chat, qui a refusé de m’approcher, mais qui a miaulé, en se frottant contre les bottillons de ma fille. Il n’avait qu’un œil.
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Beautifully written....dealing with loss is soo difficult. It's an emotional rollercoaster. Thoughts with you and your family. ❤️