Écrire est un piège
Il y a un vertige dans ce travail qui n’est pas explicable sauf à d’autres qui l’ont vécu.
Texte: Mélodie Nelson
Un homme à l’église a dit ce dimanche qu’il n’avait pas eu l’impression de prendre les femmes pour des objets quand il avait eu envie d’elles, plusieurs fois, par le passé.
Je suis d’accord; les sexualités ne sont pas déviantes ou impures, même si elles ne se concrétisent pas par le partage de son nom à une fratrie de dix enfants.
Asa Akira
Maya Angelou
Lola Davina
Ovidie
Brooke Magnanti
Je ne me suis pas sentie réduite à un objet quand j’étais travailleuse du sexe. Parfois, j’imagine. Je ne peux pas jouer le jeu que tout était parfait, j’ai déjà tout écrit – les condoms qui puent, les cheveux plats, la peau rougie sans avoir été frappée, juste d’avoir été trop prise et touchée pendant plusieurs heures, la peur qu’un jour tout se passera comme dans un article de journal, la peur de décevoir mes proches, comme si mon corps n’était pas à moi, ni aux clients, mais à ma famille, à mes voisins, à mes professeurs, à mon propriétaire, à ma meilleure amie.
« When men ejaculated on me, it did not feel like trauma, it felt like money. » Lorelei Lee, We Too.
Je n’ai pas aimé me retrouver une fois dans un appartement, très froid, sans eau courante pour prendre une douche après.
Cybèle Lespérance
Nina Hartley
Josée Yvon
Angela Jones
Melissa Febos
Cid V Brunet
C’est compliqué, aussi, d’expliquer le désir d’avoir été là, dans un logement loué par ma patronne, mais de ressentir de la douleur et de tenter de trouver des gestes qui ne l’augmentent pas ou qui ne la dévoilent pas. Je pouvais pourtant retourner chez moi quand je le voulais. Ce n’était pas que l’argent qui m’encourageait à tenir. Il y a une fierté à être pute. À être choisie. À être bien habillée pour sucer. À travailler.
Norma Jean Almodovar
femi babylon
Juniper Fitzgerald
Yin Q
Jessie Sage
Ce dimanche, j’ai parlé de l’industrie pour adultes comme d’un milieu terrifiant et très difficile. Je n’ai pas explicité que ce n’était pas ma vision; que j’empruntais le regard des autres. Plusieurs travailleuses du sexe font ça; c’est plus accepté socialement, moins questionné.
Thierry Schaffauser
Karley Sciorino
Laila Lucent
Rita Therese
Liara Roux
Jillian Lauren
Il y a un vertige dans ce travail qui n’est pas explicable, sauf à d’autres qui l’ont vécu. Chaque fois, un nouvel homme ou une nouvelle femme, avec des attentes qui sont parfois renversantes. Ce n’est pas qu’un orgasme qu’ils veulent. Ils veulent se sentir spéciaux. Ils ne veulent pas se sentir diminués, ils veulent parler en se trompant dans la prononciation d’un mot, ils veulent se faire masser sans sentir que la texture de leur peau peut horripiler – la vieillesse, le cancer, la médication, l’acné, les opérations, la prison, tout laisse une trace –, ils veulent un temps d’arrêt, ils veulent continuer d’aimer leur épouse ou leur époux, ils veulent manger un dessert devant quelqu’un qui peut leur faire croire n’importe quoi.
Charlotte Shane
Jacqueline Frances
Tracy Quan
Aya de Leon
Diablo Cody
Quand j’écris sur le travail du sexe, j’écris pour que mes mots soient plus justes et nuancés que ceux qui écrivent en nous fantasmant et ceux qui écrivent contre nous.
Tan
Grisélidis Real
Roxanne Nadeau
Evelyn Lau
David Henry Sterry
Andrea Werhun
Emma Becker
« En prenant la parole, je souhaite faire honneur à celles qui ouvrent la bouche grand, écartent les cuisses et les fesses quand ça leur chante. Celles qui ne sourient pas sur commande, celles qui aiment le goût de la mouille et du sperme. Celles qui ont un corps bien fait, mais aussi une tête bien pleine et qui n’ont pas choisi entre leur intellect et les orgasmes multiples. J’honore les rope bunnies, les baby-girls et les sugar babes. Celles qui ont embrassé leur sexualité, mais refusent d’être stigmatisées pour autant. J’écris pour celles qui veulent, mais n’osent pas encore. J’espère vous donner les armes pour ne plus avoir peur de vouloir entrer en communion avec votre corps et pour vivre votre sexualité aussi spontanément que vous commandez des sushis. J’écris aussi pour les stripteaseuses désabusées et les escort-girls désespérées. J’espère vous donner la force de vous réconcilier avec celle que vous faites danser nue en salon privé tous les soirs et celle à qui vous faites faire des passes pour épargner. » Bertoulle Beaurebec, Balance ton corps.
C’est un piège, écrire sur le travail du sexe. Je l’explique ici, à l’émission Dis-moi ce que tu lis, diffusée le 29 mars.
« À la limite, je me sens parfois plus nue lorsque j’écris que lorsqu’on me paie pour avoir du sexe. Comme dit Virginie Despentes, la relation sexuelle tarifée est un contrat clair. Écrire, parler de soi, être exposée de l’intérieur, se faire remettre en question constamment, dénoncer, puis se mettre à genoux, vouloir dire ce que d’autres racontent tout bas, mais jamais à voix haute; produire malgré la contrainte, et tout ça pour un salaire médiocre, dans des conditions d’exhibition inouïes. » Michelle Lapierre-Dallaire, Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme.
Lorsque nous sommes un objet, nous sommes semences de divertissement, de courage, de fantasme, car c’est un fantasme pour beaucoup de nous prendre comme objet littéraire, pas simplement nous prendre comme corps, mais comme histoires à raconter à notre place. Plusieurs personnes veulent ressentir quelque chose, s’approcher du travail du sexe, mais pas le vivre.
Xaviera Hollander
Juana Maria Rodriguez
Coralie Trinh Ti
Natalie West
Antonia Crane
Cyd Nova
Pourtant, nous réussissons nous-mêmes à nous construire et à nous déconstruire à la fois comme objet et comme sujet.
Jizz Lee
Virginie Despentes
Juliette Langevin
Amber Dawn
Maude Veilleux
Marie-Claude Renaud
Lorsque nous écrivons sur le travail du sexe, les critiques ne sont pas aussi ouvertes que l'espérait Claudia Larochelle à Radio-Canada. La portée de notre écriture et de nos thématiques est réduite.
Reese Piper
Tina Horn
Audacia Ray
Ak Saini
Melissa Petro
Conner Habib
Pour ma première entrevue concernant La mécanique des désirs, j’ai dû débattre à propos de la légitimité de notre existence – lorsque j’emprunte le nous, c’est pour nous toutes, celles qui votent conservateur en vendant leurs photos sur OnlyFan, celles qui dansent et récitent de la poésie les autres soirs, celles qui refont leur visage, après, pour en avoir un nouveau, jamais touché par quiconque -, j’ai dû évoquer la criminalisation, le proxénétisme, les raccourcis, j’ai gardé une voix douce, soumise au pouvoir mais authentique. Notre écriture est source de débat. Instrumentalisée.
« Et tout comme on remet constamment la travailleuse du sexe à sa place de pute, on remet toujours constamment l’autrice travailleuse du sexe à sa place d’autrice pute qui écrit de l’autofiction. » Michelle Lapierre-Dallaire, Je vous demande de fermer les yeux et d’imaginer un endroit calme.
Dans le film Sebastian, écrit et réalisé par Mikko Mäkelä, un jeune homme ambitieux rencontre des clients, afin d’écrire sur ces expériences de sexe tarifé. Le réalisateur indiquait à NPR souhaiter que le public se questionne sur ses propres biais en lien avec l’industrie du sexe et l’art : « Je pense qu’il y a définitivement beaucoup d’hypocrisie. Le monde de l’édition va fétichiser ce genre d’histoires, mais les éditeurs vont juger les auteurs qui sont aussi des travailleurs du sexe. »
« Parce qu’une fille qui montre sa chatte à une caméra et écrit des bouquins se voit décrite dans les médias comme "ancienne actrice porno reconvertie à la littérature" .
Parce qu’on sépare toujours la chair et l’intellect, le haut et le bas, le profane et le sacré. Parce qu’on ne pense pas ensemble la tête avec le cul. Parce que la Distinction sociale existe toujours. Parce qu’il y a toujours les mots nobles, et les mots impurs. » Wendy Delorme, Les mots de la chair.
Si j’écris et si je lis autant, c’est aussi pour ne pas me sentir seule.
Les noms en italique dans ce texte sont les noms d’auteurs, d’autrices et d’auteurices qui ont aussi de l’expérience dans l’industrie du sexe. Je vous encourage à les lire, puisqu’ils ne sont pas tous jugés médiatiquement suffisamment acceptables/traduits pour être tous connus. Une des personnes est une ancienne policière devenue escorte. Une a écrit un poème pour la cérémonie d’investiture du président Bill Clinton. Ces personnes viennent de tous les continents, certaines écrivent depuis plus de trente, quarante, cinquante, soixante ans, soixante-dix ans. Les travailleuses du sexe ne sont pas une tendance. Elles ne sont simplement pas assez écoutées. Ou lues. Beaucoup d’autres écrivent et travaillent dans l’industrie, sans le mentionner, pour fuir les jugements, les raccourcis, les questions qui tournent autour d’un trauma ou d’un débat. Écrire est une activité précaire. Le travail du sexe, plus que les subventions, a financé plusieurs œuvres. C’est Annie Sprinkle qui l’a dit en premier, pas moi.
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Je l’ai dit sur Insta je le redis ici : mon texte préféré à date. Ouf.