Des jupes courtes et des tatouages inconvenants
«J'ai teint ma grosse crinière naturellement blonde en brun ébène, parce que je n’endurais plus qu’on me traite comme une bimbo.»
Les travailleuses du sexe sont perçues comme dans l’obligation de représenter une fantaisie hors-normes, mais les autres travailleurs ne ressentent-ils pas également la pression d’être un modèle limité d’eux-mêmes, lors de leurs heures tarifées?
Texte par: Mélodie Nelson
Escorte, il m’est arrivé d’accueillir mes clients en gougounes à la porte, lorsque j’oubliais mes escarpins. Je portais des robes noires échancrées BCBG soldées à vingt dollars ou des t-shirts à paillettes, laissant négligemment ma trace sur les clients, à chacun de mes câlins.
Par après, quand je vendais des bijoux dans une boutique d’artisans québécois, je ne savais plus comment passer d’une garde-robe de jupes aux couleurs clinquantes à quelque chose de plus élégant et confortable. Je portais des jeans noirs et des cols roulés, souffrant sous l’éclairage de reproches en néon d’un centre commercial à l’heure des repas. Lors de mes pauses, j’allais m’acheter des boucles d’oreilles au Château.
Commis à la Grande Bibliothèque, je rêvais de porter des talons hauts et des jupes courtes, pour me faire croire que j’étais une pin-up d’une autre époque, debout sur un tabouret, à ranger des livres selon le code Dewey. J’enfilais finalement surtout des ballerines, avec un Venti Skinny Vanilla Latte comme accessoire.
Les standards de beauté comme cible
«Je suis escorte depuis huit ans, commence Jennifer. Je n’ai jamais été parmi les plus populaires, mais j’ai connu des périodes vraiment plus creuses que d’autres. Je me suis remise en question. Je me demandais si je devais aller voir un chirurgien, avoir la même bouche que des filles sur Instagram. J’ai vu une vidéo d’une fille qui expliquait pourquoi elle avait subi une opération des petites lèvres et j’ai trouvé ça rough. J’ai décidé de faire une diète pour perdre trente livres. J’ai réussi à en perdre dix, pour rentrer dans le moule.»
Maripier a plutôt dû s’éloigner des standards de beauté populaire. «À la mi-vingtaine, j’ai teint ma grosse crinière naturellement blonde en brun ébène, parce que je n’endurais plus qu’on me traite comme une bimbo. » Elle sentait qu’elle devait sans cesse prouver sa crédibilité. «Heureusement, et tristement, le changement a eu l’effet attendu et escompté.»
Pour Jennifer, le succès est moins facile à calculer : «J’ai encore des trolls qui m’écrivent seulement pour me dire qu’ils ne paieront jamais pour baiser une grosse. J’ai quand même des clients fidèles, qui m’ont vue changer avec les années, et qui me font toujours des compliments. Ça ne les affecte pas tous, que je n’aie plus vingt-cinq ans.»
Stacie, une actrice X et masseuse, a pour sa part opté pour le laser, pour ne plus avoir de poils, alors que Catherine, qui se trouve dans le domaine de la santé au niveau administratif, cache sa pilosité, en début de mandat, le temps de s’assurer d’être dans un «safe space».
Une féminité à cacher, pour se protéger
Tout comme Maripier, Émilie, une militaire, s’est efforcée de diminuer ce qui était perçu comme superficiel. «J’ai commencé à cesser de me maquiller au moment où on m’a dit que j’étais trop belle pour être dans l’armée. Je n’illumine plus mes pommettes. Je ne mets pas de mascara au travail. Ça attire trop l’attention des hommes et des femmes.» Selon elle, ces réactions à son apparence ont beaucoup à voir avec la misogynie et la jalousie.
Comme un jugement sur une féminité quantifiable, les changements apportés ciblent souvent quelque chose à cacher, en lien avec la sécurité. Ariane Lessard admet qu’elle tente d’être le moins féminine possible, de viser la neutralité des genres, pour éviter le harcèlement. Une photographe au même prénom, œuvrant dorénavant dans un centre de recherche, se souvient que lors de son passage dans l’industrie automobile, «bourrée d’hommes», elle n’était «pas game de travailler sans brassière».
Marie-Ève Sturrock, accompagnante en périnatalité spécialisée en allaitement, évoque qu’elle porte aussi un soutien-gorge, même si sa pudeur liée au monde du travail ne l’empêche pas de mimer les touchers nécessaires à l’allaitement.
Artiste tatoueuse et photographe, Valérie Poulin ne modifie plus son apparence pour le travail.
«À 19 ans, Vidéotron m’avait demandé de mettre des manches longues pour cacher trois lettres tatouées sur mon poignet (LOL).» Dans une église, alors qu’elle photographiait un mariage, elle avait choisi de cacher ses jambes (son corps comporte maintenant plus d’encre que les trois lettres sur son poignet). «Pour ne pas passer la soirée à me faire poser des questions.»
Elle se demande tout de même à quel endroit elle serait engagée, si elle n’avait pas créé son espace de travail. «Ça serait intéressant de voir où je pourrais avoir une job en vrai. Au bureau de poste à Sept-Îles, pas certaine. Mais là, c’est peut-être moi qui juge!» Si ça virait en comédie romantique, «j’y rencontrerais un beau brun sans tatouage, qui me verrait pour qui je suis, pendant que tout le monde me juge, les clients y compris.»
La liberté d’expression et l’image des entreprises
Des restrictions en lien aux tatouages, aux bijoux, aux perçages et aux tenues vestimentaires peuvent effectivement être imposées, mais elles se doivent de ne pas contrevenir à la Charte des droits et libertés de la personne, particulièrement au droit à la liberté d’expression et au droit à la sauvegarde de la dignité.
Sur le blogue de la Société québécoise de l’information juridique, il est mentionné que la jurisprudence fait état d’employeurs qui justifient une certaine réglementation par la sécurité, l’hygiène, la salubrité, l’image de leur entreprise et les relations avec leur clientèle, leur mission et la nécessité de donner l’exemple, ainsi que leur obligation de fournir un milieu de travail sans violence, harcèlement ou discrimination.
En 2008, un chauffeur d’autobus à la Société de transport de Laval (STL) depuis 19 ans, a demandé à sa conjointe de lui dessiner un symbole d’inspiration maorie, qu’il s’est ensuite fait tatouer sur le visage. La STL l’a muté à des tâches administratives, à la suite d’une plainte d’une passagère, confuse, qui a cru que le chauffeur était en fait un voleur au volant d’un véhicule qu’il s’appropriait illégalement. Le retrait du tatouage a également été exigé.
En arbitrage, il a été finalement conclu que retirer le tatouage serait trop dispendieux et douloureux. La STL a depuis enrichi sa politique vestimentaire, puisqu’avant cet événement, seuls la coiffure, le maquillage et les bijoux étaient réglementés. Les tatouages sur le visage sont maintenant interdits.
Ce texte fait partie de Nouvelles intimes, un espace de liberté et d'exploration de sujets plus tabous en société. Pour ne manquer aucune édition de cette infolettre signée Mélodie Nelson et Natalia Wysocka, et pour lire nos parutions précédentes, suivez-nous sur Instagram au @nouvellesintimes et abonnez-vous au nouvellesintimes.substack.com. Des commentaires, des questions, une histoire à nous partager? Écrivez-nous au nouvellesintimes@gmail.com.