Daphné B.: Maquillée no strings attached
«C’était peut-être un de mes désirs, dans le fond. Celui d’apparaître aux yeux de l’autre.»
Par Natalia Wysocka
On est chez Daphné B. C’est avant le reconfinement, c’est la fin de l’été. Mélodie porte du rose, et Daphné aime le rose. «Dans toutes mes photos de presse, je veux toujours être habillée dans cette couleur. J’aime jouer avec les codes de la féminité. Avoir conscience de jouer.»
«Tu aimes aussi Cat Marnell?»
En lisant Maquillée, l’essai extraordinaire, brillant, hyperfouillé de Daphné B., c’est à Cat M. qu’on a pensé. Celle qui, dans des chroniques sur le blush et le mascara, abordait ses dépendances, ses relations familiales abîmées, ses effondrements. «Je suis complètement défoncée, voici comment réussir un smokey eye parfait.»
Comme Cat autrefois dans Lucky et xoJane, Daphné traite de maquillage et de beauté, mais de milliers d’autres choses aussi. Elle parle de normes, de pression, de dynamiques d’inclusion, d’exclusion, de diversité, d’exploitation, de désir, de quête, de pouvoir, d’écriture, de création.
On lui montre une vidéo de mars 2012, intitulée Beauty After Hours dans laquelle Cat, émule d’Edie Sedgwick, vide son sac. Pas dans le sens de confession, mais vraiment de «elle déverse le contenu de sa sacoche sur la table». «Let’s see, énumère-t-elle. Lip balm… Batteries... Adderall... Lipstick.» Puis, quand une voix off lui demande quel est son produit après-soleil préféré, elle risque un: «I don’t know, cocaine?»
Daphné rit devant cette vidéo toute croche, à mille lieues de celles, léchées, bien montées, qui envahissent YouTube aujourd’hui. «C’est une autre ère, remarque-t-elle justement. Mais moi, pour vrai, j’ai une bonne crème solaire à vous recommander. Je vais vous la montrer.» Elle court à sa salle de bain et revient. «C’est la Bioré UV Aqua. C’est comme un gel. Je pense que c’est la même que Grimes utilise.»
Grimes, la musicienne, l’artiste, et la copine d’Elon Musk, l’homme le plus riche de la Terre, plus riche que Jeff Bezos même, occupe une place importante dans Maquillée. Surtout sa vidéo pour Vogue, celle où elle montre les étapes de sa routine-beauté en mentionnant la rougeur de sa peau qui a changé «when i got knocked up». Ses cheveux qu’elle a brûlés avec du bleach en essayant d’avoir l’air de Khaleesi. Grimes qui, le 11 janvier, a annoncé dans ses stories avoir «finally» attrapé la covid. «Weirdly enjoying the DayQuil fever dream...2021», emoji de fée. Weirdly enjoying le virus qui a arrêté la planète entière.
Ces contradictions, tout comme celles qui maculent la milliardaire industrie mondiale de la beauté, Daphné B. les décortique, les déconstruit, les dissèque. Choses sérieuses s’appelle d’ailleurs son infolettre dédiée au maquillage. Parce que c’est sérieux, les makeup gurus qui, au-delà de montrer comment faire du contouring, promettent No More Lies. Promettent qu’ils vont Breaking the Silence. « L’intimité que les influenceurs créent, elle est vraie, affirme Daphné B. Même si elle est utilisée à des fins mercantiles. Même si elle est à sens unique. Même si moi, je me sens intime avec eux, mais eux ne peuvent pas se sentir intimes avec moi. Quand ils pleurent, quand leur chien meurt, ça vient me chercher.»
«Qui a un chien qui est mort?» s’exclame Mélodie. «Il y en a beaucoup. Il y en a même une que son chien s’appelait Daphné.» «Oh my gooood!»
Corps, confessions
Parfois, Daphné consomme le contenu de stars comme Tati et ses neuf millions d’abonnés. Comme James Charles et ses millions de controverses. Parfois, elle regarde simplement «une fille solitaire qui habite, genre, au Texas, qui a 200 followers et qui shoote ses vidéos dans sa maison derrière un écran vert. Mais il y a quelque chose qui se passe. Parce que moi, à 3h du matin, je suis dans mon lit et je l’écoute. Elle fait partie de ma vie sans le savoir.»
Daphné sait, elle, tous les détails du scandale des rouges à lèvres remplis de débris et de saletés de Jaclyn Hill, qui a fait trembler la communauté beauté en 2019. Elle décrit le bonheur procuré par la déferlante de vidéos qui s’en est suivie, remplies de pleurs, de chuchotements, de récriminations. Annoncées comme étant «raw and real». Really?
Certains pourraient dire que c’est con, se chicaner à coups de confessions étourdissantes livrées face caméra. Que c’est «juste» du khôl. «Juste» du fond de teint. Mais l’écrivaine montre à quel point ça fait partie de la culture pop. À quel point le maquillage peut être un acte de résistance. À quel point les implications sont autrement plus grandes que j’aime ou pas porter du gloss.
«Les cosmétiques touchent au corps. Et dès qu’on parle du corps, on entre dans une sphère de confidences. On parle de poils, on parle de duvet. Dans ces cercles, je me sens mieux avec moi-même. Plus normale. Parce que je vois que l’image de la féminité, sa norme, est une construction. Et que je n’ai pas nécessairement à l’atteindre.»
Tracer une ligne d’eyeliner parfaite, c’est difficile. Écrire, c’est difficile. «Je respecte tout le monde qui prend la parole. Qui s’expose à la critique. C’est un acte de visibilité qui rend vulnérable automatiquement.»
La vulnérabilité, elle parcourt le livre de Daphné, prenant différentes incarnations. «LES vulnérabilités», plutôt. «Il y a celle qui est utilisée dans le capitalisme pour écouler des stocks. Celle qui est utilisée pour vendre plus. Celle qui est utilisée pour créer des liens. Des vrais liens.»
Comme le lien qui unit la poétesse à l’internet. «J’ai fusionné avec le web, écrit-elle. Il fait partie de moi, de mes livres. [...] Il n’est plus question d’être “en ligne” ou “hors ligne”. Il n’y a plus de ligne.»
Pas de ligne non plus entre les descriptifs de produits et les avis de consommateurs. Don’t read the comments, qu’ils disent. Mais pourquoi pas? «C’est souvent là que l’on trouve du drame et des syntagmes figés. Genre Holy Grail, worth the hype. C’est ma drogue, je suis fanatique, comme obsédée!» Fascinée par l’unboxing aussi, par ces vidéos de boîtes ouvertes à l’infini. «J’aime ça, les regarder. Juste pour le petit bruit. J’avoue que j’aimerais ça, recevoir des produits gratos. Vous imaginez? Chanel, Dior, merci mes sponsors!»
Dans le fond, du care
En abordant le maquillage avec toutes ses demi-teintes, ses contradictions et ses contrastes, loin du banal «pour ou contre», Daphné B. parle aussi, en filigrane, de travail du sexe. Le sortant de la formule dans laquelle on l’enferme souvent: bien-mal, d’accord-pas d’accord. Car c’est nettement plus complexe, plus nuancé, plus profond, plus délicat.
Ainsi, dans les pages de Maquillée, elle raconte son inscription sur le site SeekingArrangement, ou SA, lieu où elle dit avoir trouvé «l’opportunité d’un mélange de classes, d'âges, de vécus. D’hybridations créées, de frontières dépassées». Elle relate son expérience - «vraiment minime», tient-elle à préciser - de sugar baby. Poet Baby.
Dans les entrevues qu’elle a accordées depuis la sortie de son essai en septembre, le sujet est parfois mentionné, parfois survolé, souvent ignoré. «J’avoue que ce n’est pas le propos principal du livre du tout, mais... c’est quand même là. Les gens sont très pudiques par rapport à ça. Je pense qu’ils n’en parlent pas parce qu’ils ne l’ont jamais vécu, parce qu’ils ne veulent pas s’avancer, parce qu’ils ne veulent rien dire.»
«Mais je veux que vous disiez que je n’ai rien vécu, répète-t-elle. Que ce n’est pas représentatif des travailleuses du sexe en général. Je parle juste de ma petite expérience à moi, qui m’a aidée sur plein de points par rapport à ma sexualité.»
Toujours sur YouTube, sur Reddit, elle a cherché des trucs, des références. L’une des rares sur lesquelles elle est tombée, c’est le compte Instagram Shady Daddy, apparu pendant la vague de dénonciations, où elle a vu une mise en garde contre un type qu’elle trouvait louche et qu’elle avait refusé de rencontrer. «J’ai eu de la chance. Je ne me suis jamais sentie dégradée dans mes rencontres physiques. Mais dans mes rencontres numériques, c’est clair que j’ai dû bargain. On est obligée de tout, tout, tout aborder. Que ce soit le condom, le lieu de rencontre, les vêtements. C’est une négociation de limites.»
C’est aussi une promesse de relation no strings attached, no drama… avec beaucoup de préparations. Elle énumère: se maquiller, s’habiller, écouter de la musique, mettre des talons hauts...
«C’était comme quand je travaillais dans les bars. Mais il y avait quelque chose de plus. La conscience qu’il y aurait une relation sexuelle, de l’argent, qu’on allait manger au restaurant. Et jouer un rôle? Je trouvais ça... malade. Je m’étais acheté de la lingerie. Ça ne m’était jamais arrivé. C’était pour mon personnage, j’aimais ça. Tandis que si j’avais eu un chum wacko, qui s’attendait à ce que je lui fasse un petit strip-tease, j’aurais dit no way, Joey. Crache le cash! Parce que combien de fois, quand j’étais en couple, on a profité de moi sans rien me donner en retour? Combien de fois j’ai senti que la sexualité, il “fallait” que je la donne? Mais yash, non, le désir, ça ne fonctionne pas comme ça. Ce n’est pas un devoir.»
Si au départ, elle ne l’a dit à personne («sauf à une amie qui avait déjà un sugar daddy»), elle a fini par se confier, par l’écrire. Par réaliser qu’elle n’était pas seule.
Car si, dans son essai, Daphné parle de la prisée palette de fards à paupières de Jeffree Star et de Shane Dawson nommée Conspiracy, elle avance ici l’idée d’une autre «conspiracy». Celle, «sociétale, qui stigmatise le travail du sexe pour nous faire peur, pour nous faire croire que c’est une avenue de dépravées, que c’est la pire chose qu’une femme puisse faire à son corps. Alors que pour moi, ç’a été une exploration, une reprise de possession. C’était peut-être un de mes désirs. Celui d’apparaître aux yeux de l’autre. Et comment apparaître? En n’étant pas tenue pour acquis.»
En recevant des sous, un poêle, un frigo, du gâteau d’anniversaire, peut-être. Mais surtout de l’attention. De la considération. «Quand j’ai fini mon livre, j’ai remarqué que dans le fond, ce que je voulais, c’était du care. Je voulais qu’on prenne soin de moi.»
Daphné l’écrit: le soin qu’elle a toujours mis, elle, dans ses mots, dans ses rituels, il a parfois été moqué. «Mon maquillage a souvent déplu, on a ri de lui, comme de mes poèmes.» Et si plutôt que de rire on reconnaissait tout le travail que ça prend pour faire «une pic de chick», comme elle dit? Toute la détresse occasionnée par une teinture ratée? Toute la mélancolie qui accompagne la disparition d’une teinte de rouge à lèvres?
«J’ai déjà vécu la peur, l’angoisse, de brûler mes cheveux. De rater ma couleur. Ça peut sembler si anodin, mais l’identité féminine y est tellement liée, que je sais que ça peut être une crise.»
Elle se souvient encore du premier produit qu’elle a acheté à 14 ans: Happy Face de Lise Watier. Discontinué. Même chose pour son rouge à lèvres préféré «un Clarins prodige numéro je sais pas quoi» que son coloc lui avait donné à 19 ans. Discontinué. «Peut-être que ça fait partie d’une blessure, dit-elle dans un sourire. J’avais trouvé mon Holy Grail mais… il est parti.»
Parti comme tant de choses. «Les organes changent de couleur avec le temps. Les gens changent. Les rapports changent. Le monde n’est pas permanent. Comme le capitalisme qui fait en sorte que des produits sont discontinués, que des nouveaux apparaissent.»
Ce qui ne disparaît pas, c’est son désir d’écrire. De participer à une communauté «qui aide tellement à vivre». «C’est pour ça que je cite autant de monde. Ces gens que je ne connais pas qui ont publié avant moi, ils m’habitent. J’ai une relation avec eux autant que j’ai une relation avec les makeup gurus sur YouTube. C’est ma famille. Ce sont mes sœurs. C’est cheesy à dire, mais c’est pour ça que j’ai le goût d’écrire. Pour toutes ces rencontres. Autant avec ceux qui m’ont précédée que ceux qui vont venir.»
«Et pourquoi ce serait cheesy? s’exclame Mélodie. Aimer à travers les épreuves, ce n’est pas cucul. C’est beau. Et hyper courageux.»
Selfie: Daphné B. par Daphné B.
Maquillée, en librairie, aux éditions Marchand de feuilles
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