Texte par: Mélodie Nelson
Vanya dit qu’il aime Ani pour la première fois lorsqu’elle s’empare de sa queue et lui dicte un autre rythme que celui auquel il l’a habituée. Au lieu de rester à quatre pattes et de se faire prendre comme si Vanya se masturbait avec son corps, elle lui propose de la laisser bouger, elle, pour que ça soit plus plaisant et que « ça dure plus longtemps ».
Sur l’affiche en français du film Anora, c’est écrit que c’est une histoire d’amour. Sur l’affiche en anglais, que love is a hustle.
Le film de Sean Baker, gagnant de la Palme d’or au Festival de Cannes en 2024, propose un chaos de bouteilles d’alcool, de câlins devant des jeux vidéo, de bols de bonbons fracassés. Un chaos provoqué par la rencontre des personnages joués par Mikey Madison et Mark Eydelshteyn. La première, une danseuse de vingt-trois ans charismatique et spontanée, et le second, deux ans plus jeune, fils d’oligarques russes, suffisamment immature pour causer 87 000$ de dommages à sa piscine remplie de Kool-Aid.
Ce n’est pas glam.
New York est grise et morte quand Ani revient du travail, aux petites heures du matin, chez elle, le visage dénudé et pâle, la vape aux lèvres, sans le carton de lait que sa sœur attendait. Le voyage de retour dans le métro, après des heures passées au Headquarters, est d’ailleurs une des scènes préférées de l’autrice et danseuse Andrea Werhun, engagée comme consultante par le réalisateur Sean Baker.
C’est une des forces d’Anora de Sean Baker : sa comédie dramatique ne prend pas comme sujet le travail du sexe, mais quand il en est question, c’est traité avec justesse.
Les exotic dancers réchauffent leur plat Tupperware plusieurs fois dans une soirée. (Vanya le précise au téléphone à Toros, son parrain et protecteur, qu’Ani n’est pas une prostitute, mais bien une exotic dancer, dans un club de Manhattan.) Elles ne sont pas là pour réinventer les personnages de contes de fée, préférant une ceinture de billets coincés dans leur string à une couronne. « Un homme m’a dit que je ressemblais à sa fille et il m’a pris pour cinq chansons. »
La complicité entre les danseuses est évoquée, entre une cigarette, une soirée du Nouvel An (dans une maison « avec un ascenseur! ») et des ongles récemment manucurés. La jalousie et les petites trahisons aussi, culminant en coups de poing. Ce moment montre toutes les danseuses quitter leur clientèle pour assister au combat de deux des leurs. C’est un clin d’œil comme ça qui permet de deviner l’agentivité des travailleuses du club. Comme lorsqu’Ani demande au propriétaire et à la House Mom si elle peut s’absenter la première semaine de janvier. Ses deux patrons s’en plaignent, mais elle les envoie promener, précisant que si elle retirait des avantages sociaux de son travail, comme une contribution monétaire pour une pension de vieillesse ou des assurances, elle reconsidérait sa décision, mais comme ce n’est pas le cas, ciao.
Ce n’est pas un film sur la mafia.
« Mon équipe et moi explorions l'idée de raconter l'histoire d'une jeune femme à qui il arrive quelque chose, et qui se retrouve gardée captive par la mafia russe. En vingt-quatre heures, elle réalise que son mari ne viendra pas la sauver », raconte Baker, en entrevue avec le magazine en ligne The Verge. Cette idée de trahison a dépassé la simple idée de départ et rassemble l’ensemble des personnages, complexes. « Il m’a trahi plus que toi », assène l’un des ravisseurs à Ani.
La personne déloyale et fausse, c’est Vanya, entre ses plaisirs presque innocents, sa chambre de petit gars au bout du couloir, avec sa décoration d’astronaute, et sa facilité à éblouir et à manipuler, à nier ce que les autres vivent pour lui et par sa faute. Ani, avec ses extensions de cheveux scintillantes, ses chorégraphies, ses frites au diner, ses insultes lancées à la mère de Vanya, son foulard rouge qu’elle refuse, son manteau de martre zibeline qu’elle délaisse, n’est pas dans le mensonge. Elle s’en veut, embarrassée, quand elle succombe à la naïveté, après avoir demandé plus d’une fois, pour s’assurer de la pureté des sentiments et des vœux de Vanya, s’il l’aime pour vrai, s’il veut vraiment se marier avec elle.
Elle préfère croire au pire.
Ce n’est pas une opération de sauvetage.
« Tu m’aurais violée si tu avais été seul », dit Ani à Igor, l’un des ravisseurs, qui continue à l’appeler Anora, contre le souhait de la jeune adulte, allant jusqu’à lui expliquer la signification de son prénom, « brillante ». Anora comme une lumière, comme quelqu’un de noble et d’honorable. Ani lui rétorque qu’il a des yeux de violeur. Alors qu’Igor se défend, Ani, comme pour le provoquer ou rejeter ses défaites récentes, lui demande pour quelle raison il ne l’aurait pas abusée. « Tu sais pourquoi tu ne l'as pas fait, c’est parce que tu es un sale pédé. »
La scène finale persévère sur cette lancée, sur l’idée qu’Ani, pour se préserver des trahisons et des déceptions, aimerait mieux ne plus avoir à espérer quelque chose de lumineux comme elle, sa coque de téléphone ou ses ongles. Si Igor pouvait se révéler pathétique comme Vanya, s’il pouvait lui cracher dessus comme Galina, la mère de Vanya ou rire de tout, à la fois détaché et impitoyable comme Nikolai, le père, Ani n’aurait pas à dévoiler quoi que ce soit d’elle.
Elle n’aurait pas à se battre contre elle-même et ce en quoi elle a cru un instant – un mariage à Vegas, un amour plus fort que la tradition, un amour. Elle pourrait prendre la queue d’Igor, endormir sa douleur sous la neige et ce qu’elle connait, mais elle ne s’y résout pas totalement, car il l’en empêche. Il n’est pas là pour l’abîmer ou l’abuser. Il était là en extra, pour s’assurer que tout se passe bien. Tout ne s’est pas bien passé, mais Ani est restée forte tout le temps, du chandelier lancé sur une œuvre d’art au paiement final, puis elle est tombée.
« J’ai presque flanché avec elle », m’écrit Cybèle Lespérance, une travailleuse du sexe française.
Anora, c’est peut-être le triomphe d’un chaos qui culmine non sur la rédemption ou une vie nouvelle, mais sur une vulnérabilité affichée, celle d’une jeune femme dans un monde qui ne reconnait pas à sa juste valeur le pouvoir de continuer à vivre là ou d’autres préfèrent s’abstenir d’être eux-mêmes avec, en trame sonore, Blondie, t.A.T.u. et Megan Thee Stallion.
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